Au cœur de ce pays

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Dans son deuxième roman, J-M Coetze nous offre un visage de son pays. Avec le souffle d’une écriture magnifique et spéculative, le futur prix Nobel de littérature décrit les pensées hiératiques d’une jeune fille égarée dans le veld de l’Afrique du Sud. Un roman bref et intense.

Impression de ne pouvoir épuiser le contenu de ce court roman en une seule lecture.

De Coetzee, je me souviens confusément de ma lecture de Disgrâce. Dans mes souvenirs, ce roman évoquait La tâche de Philip Roth.

D’emblée une comparaison flatteuse s’impose à la lecture de Au cœur du pays. La densité de l’écriture m’évoque celle de Faulkner. Avec néanmoins cette transparence que travailleront les romans suivants. Faulkner alors pour ce rapport à un Sud esclavagiste. Le comté de Yoknapatawpha pas si différent de l’Afrique du Sud ? ll évoque en tout cas, ce Sud si bien évoquer dans Un endroit où aller.

Ce rapprochement tient dans la capacité à évoquer la folie, à la rendre sinon sympathique du moins capable de conduire le récit comme cette narratrice égarée dans ses mots, dans une connaissance livresque, à la Bouvard et Pécuchet. Mais sans grande caricature car cette attention aux mots plutôt qu’aux choses permet de rendre compte d’un état de fait, de cette domination raciale :

Tout se passe dans notre langage, fait de nuances, de variation souples dans l’ordre des mots, de particules choisies, impénétrable pour un étranger, riche pour nous qui sommes nés de lui, alternant les instants de solidarité et ceux où la distance l’emporte.

Cette citation illustre le style de Coetzee. Au moins dans ce roman qui se fond tout à fait dans le point de vue de son personnage. Cette vierge, cette narratrice devenant une vieille femme luttant contre l’aigreur et la solitude, essaye d’imaginer quel langue peuvent imaginer les deux amants (son père et la nouvelle femme d’un domestique) peuvent inventer. Quel langue elle-même peut-elle créer pour cerner sa solitude ?

L’intrigue tient à une idée développée par la narratrice. Jamais l’auteur n’essaye de se montrer plus maligne qu’elle et tente véritablement de s’incorporer son langage. Elle parle de la possibilité de « dresser une histoire spéculative« . Nous touchons ici au cœur du roman. Il n’a d’autre but que de dire : il aurait pu se passer cela, à moins que ce ne soit cela. Dans les courts fragments numérotés qui constitue ce roman, Coetzee reprend une hypothèse, affine des souvenirs douteux. Un peu du jeu auquel se livrait Vie prolongée d’Arthur Rimbaud.

Pourtant, peut-être aussi à cause d’une noirceur dont je ne goûte guère les excès, Au cœur du pays ne se départit pas, parfois seulement, d’une apparence de gratuité. La grande virtuosité dans la construction romanesque me laisse souvent cette impression. Pour s’aventurer un peu dans de l’histoire littéraire, cette construction où les souvenirs s’interrompent, tiennent absolument à briser la linéarité de la narration, me paraît datée. Le livre date de 1988. Les derniers feux de cette grandeur du roman ? Une tradition que pourtant reprend À la lumière de ce que nous savons. Peut-être que pour dresser une identité collective face au colonialisme la littérature se sert des modèles existants, subvertit leurs histoires, pour en laisser apparaître le doute. Ce doute, Doctorow en donne une image brillante dans ce monologue fou de sa rationalité qui reconduit la nécessité d’une intrigue jamais linéaire.

Sans doute la grandeur de ce livre tient à sa tonalité discrètement fantastique. Par un rapprochement hasardeux, Burnside, d’une façon plus souriante (sans doute par une héroïne plus juvénile et moins résolue à la solitude charnelle solipsiste), creuse comme Coetzee la folie de toute narration en stream of conscienness. Reste une grande capacité à évoquer les fantasmes de drames, leur aspect contemplatif.

Voilà ce que j’étais destinée à devenir : une poétesse de l’intériorité, une exploratrice des pierres, des émotions des fourmis, de la conscience propre aux parties pensantes du cerveau.

Un monologue qui ne s’embarrasse pas de se justifier lui-même. Le chiffrement (entendu ici également dans son sens cryptique) ajoute au mystère. La pensée est reconstituée et parfois s’arrête sur des constatations indépassables. Un fragment dit seulement : « Les tasses sont encore salles ». L’intimité bascule dans le drame avec ce type de détail. Surtout quand il apparaît en écho d’un autre, plus loin dans le roman : « Nous ne pouvons pas vivre ainsi. » Sans doute la clé de ce livre.

Une question me revient quand un homme s’approprie la parole d’une femme, surtout quand, comme ici, il s’empare de ses frustrations : de quel droit ? Par exemple (et peut-être est-ce de là que vient mon impression d’une prose légèrement datée), pour cette « métaphore » de la béance censée être au cœur de chaque femme. La narratrice se sent être un trou, un appel à être comblé. Une conception un rien sexiste.

La lecture est une fascination coupable. Le lecteur est invité rapidement à s’interroger sur la réalité, et le plaisir qu’il éprouve à cette lecture, de ces scènes de viol. Coetzee nous en décrit différentes versions. Sans doute pénètre-t-il ainsi au cœur de l’imaginaire colonial. Un imaginaire dont l’auteur interroge avec délicatesse, sans vain surplomb, l’aspect patriarcal. La langue des pères reste celle de la domination, celle qui laisse perdurer l’esclavage. Dès que le père se tait, entraîné par on ne sait quel drame imaginaire, le discours devient déréglé. Il donne licence au franchissement de tous les tabous qui en cimentent le fonctionnement. Le baas, le maître, peut coucher avec sa servante mais Mademoiselle Magda, la narratrice, ne saurait entretenir des relations avec le serviteur.

La voix de la narratrice, sa conscience de plus en plus hallucinée, permet un beau décentrement du récit. Pour parler scolairement, une mise en abyme des histoires spéculatives que se raconte Magda. Comme elle, le lecteur se laisse porter par des drames : un meurtre à la hache ou au fusil ou une relation ancillaire qui voit s’effondrer l’organisation sociale si stricte dans cette Afrique du Sud ? Tout plutôt que la vieillesse et la solitude.

Je goûte à cette voix incertaine, à cette narration peu fiable dont la logique est poussée bien plus loin que dans Abraham et fils, par exemple. Peut-être que le délire de la narratrice est trop excessif pour ne pas perdre de son indécision fantastique. Amusant pourtant, pour relever des coïncidences de lectures, que la langue où lui parviennent d’intraduisibles révélations soit l’espagnol. Comme le personnage d’Au départ d’AtochaMagda y lit des illuminations, des sentences d’une profondeur folle.

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