Sacrifier au bilan d’étape quand le projet d’un carnet de lecture sur le tas se précise. Un passage obligé dérisoire. Trop facile de le pratiquer avec une réserve de moquerie.
Sur la lecture en elle-même, préciser d’abord ceci. Les notes de lecture me confrontent avec une vraie difficulté à témoigner d’un ressenti, d’une sensation toujours plutôt qu’un jugement. Une seule lecture, bien sûr, ne saurait épuiser le sens d’un livre. Conserver la trace de mes impressions fautives intervient alors comme un appel à la relecture, à la correction. Platitude que tout ceci.
Une interrogation formelle me paraît permettre d’y échapper. La communication sur internet intime une certaine brièveté. Je m’efforce de ne pas dépasser les mille mots. Le message semble pourtant moins modifier que par la surveillance statistique au centre de cette communication en réseau. Elle impose un suivi du nombre des lecteurs égarés sur ce blog, voire impose un rythme de publication qui parasite le rythme, si intime, des lectures. Cette pratique quotidienne se cantonne à l’exigence, intenable, de témoigner chaque jour d’un nouveau livre. Participer ainsi à cette boulimie de contenu, sa multiplication dans laquelle il est impossible de se retrouver en dehors de l’errance. Sans doute une des caractéristiques les plus plaisantes et les plus inquiétantes d’internet.
Au lancement très incertain de ce carnet de lecture, avouer se laisser prendre à un examen trop scrupuleux -impatient et permanent – de l’impact de chaque publication. Une expérience banale qu’il est aisé d’appréhender comme visage du contemporain.
Internet paraîtrait alors comme une coupure, une forme de solitude médiatisée, un désir de communication sans cesse renouveler sans doute pour nous rappeler non son impossibilité mais son infime rareté.
Du dedans, cette pratique me paraît singulière. Dans Illska ou dans Au départ d’Atocha, la littérature tentait de représenter cette solitude particulière, impassible et contemplative. Sans facile critique de l’époque, la tenter (plutôt que la pratiquer sur des «réseaux sociaux » parasitées par leur fin publicitaire) laisse apparaître le narcissisme incertain de la démarche.
Dans toute forme de publication règne cette même demande d’attention, de reconnaissance. Illska interrogeait avec une certaine pertinence le conformisme qui règne sur les réseaux : toute singularité est filtrée par la statistique. L’interrogation de l’impact moindre, par exemple, de notes de lectures sur des publications anciennes ou méconnues. Cette mise à la question des statistiques de lecture devient alors, avouons-le, une façon d’organiser nos notes en croyant, avec une naïveté un peu trop emplie d’ironie sur elle-même, leur donné une visibilité nouvelle.
Néanmoins, cette reprise thématique interroge l’identité collective qui se dégage de la pratique internet. Mes lectures du moment tournent, sans que je ne le décide vraiment, autour de cette communauté élective, de cette mise à la question de l’appartenance à une nation (dont le trait le plus évident est la détestation) sans doute avant tout par la pratique de sa langue. La chance de la littérature est d’offrir une réponse variée, changeante, un amalgame de différents discours, et souvent ironique. Une question sans réponse : quelle langue inventera internet pour exposer ses singularités ? À l’évidence, cette langue devra rendre la domination, les rapports historiques (comme le fait Coetze) dans cette relation interpersonnelle où chacun conserve l’illusion de rester en lui-même. Assez étrangement, cette voix solipsiste et folle semble la seule à rendre une identité collective comme parvient à le faire Marie Vieux-Chauvet dans Amour, Colère, Folie.
Au fil de mes lectures, la parole que s’en dégage interroge surtout celui qui a l’outrecuidance d’assumer cette voix. Sans, bien sûr, être le premier, je dégage une tendance contemporaine : celle du narrateur peu fiable. Seule façon de remettre en cause l’illusion référentielle. Cette croyance qu’un récit peut épuiser le réel. Il doit, a minima, revenir sur ses aveux, sans cesse les corriger pour en approcher l’horreur. Ripley Bogle offre un visage assez exemplaire de cette incapacité à prendre en charge l’horreur qui s’allie à une impossibilité à prétendre tout à fait s’en extraire. Sans doute le poids d’un vécu quotidien dans le Belfast ensanglanté. Paisible angoissé, j’en partage tranquillement l’expérience. Au cœur de ce que je veux approcher ici : la viduité. Leiris s’en servait pour décrire l’attente de l’événement. Doctorow en tente une exploration intime. Dans la plus pure affabulation il rend compte avec précision de la déchirure que fut le 11-septembre. Sans grandiloquence, au sein d’un discours qu’il est impossible de ne pas remettre en cause.
Par contraste, j’ai apprécié de lire le témoignage au premier degré, celui du journalisme, de Jeremy Gavron sur la perte de sa mère. Ou, plus abouti, celui sur une histoire dont la transmission ne se rend pas sans tragique filiation imaginaire. La huitième vie interroge la partition de l’oubli que sont le témoignage sur l’événement et les passages obligés de l’histoire. Dans le même ordre d’idée, je continue à rendre compte de mes lectures de polars. Davantage qu’une littérature récréative, j’y vois un discours discret qui, précisément, interroge sur cette volonté de vendre le propos. Le polar est censé ne tenir qu’à son intrigue. Mais, quand elle est un peu trop savamment construite, le livre finit par lasser comme La fille du train. À mon sens, le polar est intéressant par son approche thématique, celle un peu lourde de la désespérance féminine chez Hawkins, ou de la culpabilité de la survie à l’horreur chez Victor del Arbol qui n’échappe lui non plus pas à une construction faite pour vendre. Tenir son lecteur en haleine, c’est ce que se refuse à faire Markus Malte dans Les harmoniques.
Ma note, à vouloir agréger tous mes articles, ne parvient elle aucunement à travailler, comme chez Malte, le motif. Recentrons-nous sur ce décentrement au centre de tout roman avec un peu de densité.
Tenir un blog consiste à se confronter à une inutile parole sur soi. Toujours la déplacer sur autrui. L’horreur autobiographique, Harry Parker parvient parfaitement à la mettre à distance en racontant l’histoire d’un soldat blessé par les objets qui l’entourent. Il en reste une dissection froide, une sorte de fantôme. Anatomie d’un soldat livre alors une vision du contemporain. Une belle manière de ne pas insister sur le vide des jours, ceux où la statistique n’enregistre aucun passage ici. Notons pourtant que cet article est un des plus consulté de ce carnet de lectures. Il reste alors une interrogation des jours sans. Sans visite ni article. Javier Marias, face Au dos noir du temps, interroge d’ailleurs la postérité de ces objets, leur capacité à faire signer et donc à ressusciter la possibilité d’une vie écrite. Selon lui la seule postérité à notre portée. Le discours sur internet me paraît fort mal assumer son aspect transitoire. Une certaine absence de regard sur la perte.
Dans une critique un peu facile de la lecture numérique, L’île du point Nemo (l’endroit sur terre le plus éloigné de toute terre habitée) interroge la falsification à l’œuvre dans cette diffusion sans frontière ni support d’une littérature dans laquelle, certes, il paraît difficile d’avoir une foi du charbonnier. Marías lui donne une matérialité à la transmission, toujours fictive de cette parole. Son interrogation romanesque, par sa quête d’un revers du temps qui, précisément, échapperait à cette surveillance statistique, donne un peu de point à cette réflexion trop cérébrale pour être charnelle. Blas de Roblès pourtant parvient à laisser transiter un langage utopique. Dans le dos noir du temps, Marías se prétend roi d’une île purement littéraire, L’île du point Nemo invente un de ces non-lieu qui me semble l’incarnation littérale d’une zone à défendre.
La communication sur internet à force d’être indirecte se veut en direct. Sa prétendu instantanéité continue à m’interroger. Elle instaure l’exigence d’une réponse immédiate. Dans sa lente marchandisation elle exige une actualité à chaud qui semble contredire le retrait de la parole littéraire. Négation de la parole orale, l’expression littéraire, en tant que captation de ce qui reste une fois désengagée des clichés et au contact de la perte et de l’absence, sur les réseaux est une épreuve de sa reprise. Un autre rapport au temps. Peut-être plus douloureux encore de conserver obstinément les traces et les vestiges de mes réflexions transitoires.
Demander à autrui d’aller au-delà des apparences quand soi-même on se cantonne à des notes superficielles, issues simplement de l’instant. Retrouver ainsi la surveillance statistique. Chaque clic est dûment enregistré. Avoir ainsi une triste idée du nombre de ceux qui font l’effort d’en lire plus, de suivre les liens dont je quadrille les bifurcations de ce carnet de lecture. Voire du suivi des corrections et repentirs que j’impose à chaque article. Reste donc à scruter la progression statistique, à long terme, d’articles dont les ajouts ne sont pas mis en avant. Avancer masquer toujours : la démarche d’investigation de ce blog est discrétion. Goût du secret qui s’expose et dont la réflexion se poursuit ici ou encore ici.
Apparemment, j’avais déjà aimé cet article, et donc déjà lu, ce qui me fait m’interroger sur ma façon de lire les articles en général. M’enfin.
Ne pas dépasser les mille mots fait bel et bien partie d’une volonté de ne pas lasser les lecteurs mais j’ai aussi une autre raison : celle de ne pas vouloir trop en dévoiler sur le livre en question. Je pense que ça dépend de la volonté de chacun derrière ses chroniques : si on veut faire une analyse détaillée du livre sans avoir la crainte d’en dire trop vu que… bah, on s’en fout, dépasser les mille mots me paraît tout à fait acceptable.
En tout cas, c’est très intéressant de lire tes réflexions, et surtout de voir que les livres prennent autant de place en leur sein, ce qui doit sûrement aussi jouer de mon côté mais de façon plus inconsciente. Très bel article.
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Si je tente de ne pas dépasser les 1000 mots, c’est que j’ai souvent tendance à survoler les articles trop longs croisés sur internet. Une contrainte, légère, qui me force à me relire et tenter de rendre l’essentiel.
J’ai pas mal remanié cet article. C’est sans doute pour ça que tu ne t’en souvenais pas.
Merci en tout cas pour tes commentaires. J’aime aussi bien aller sur ton site. Ton article sur Hawthorne était très intéressant. Au plaisir, également, de te lire.
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Oui, c’est vrai que c’est aussi un sacré exercice, la peur d’en dire trop ou pas assez, ou pas comme il faut.
Oh d’accord, c’est sûrement pour ça que j’avais l’impression de ne pas m’en souvenir…
Merci beaucoup ! J’espère ne pas te décevoir alors 😉
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Bonjour
Une petite remarque ici en écho à mon dernier billet, que vous avez lu … je suppose puisque vous l’avez « aimé » 🙂
C’est bien que nos carnets de notes en ligne (nos écrilectures) échappent à la tyrannie du retour instantané, assumer leur lenteur, pour créer cette toile asynchrone dont les « liens bleus » persistent dans la durée. C’est à ce prix que le Web est la prolongation du texte, et que le rapport auteur-lecteur prend de l’épaisseur.
Je reviendrai sans doute là-dessus, ici et/ou au bout de mon village, car une de mes résolutions pour 2019 est de « faire du lien » entre ces espaces d’écrilecture, sans nécessairement utiliser la résonance ce que vous appelez ailleurs les « réseaux asociaux » (dont je me suis totalement retiré pour le moment).
A suivre …
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