Adieu mon livre ! Kenzaburo Oé

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Dans ce très beau livre, Ôé Kenzaburo feint de reprendre pour l’achever son entreprise autobiographique. À travers une très riche réflexion sur le double, l’engagement politique et la création poétique, il nous livre un très grand roman.

Ne pas donner une fausse impression de ce livre avec des notes de lectures prises sur le vif. Il s’agit d’un roman avec une intrigue aux charmes mélancoliques : les menaces n’y sont pas que métaphysiques. Ou plutôt la crainte de la disparition, de la mort, trouve toujours une incarnation variée tendue par une narration toujours inquiétante. Une narration pourtant discrète sans jamais tomber dans les excès de dispositif de La maison des épreuves ou de ce narcissisme qui se moque sans cesse de lui-même comme chez Lerner.

Cette note de lecture est, je m’en excuse, plutôt décousue. La livrer en état contient la promesse de la remanier. J’accumule donc ici des impressions sans grande solution de continuité afin de me déprendre de la tenace mélancolie de cet exercice de liquidation qu’est Adieu mon livre ! Une façon pour l’auteur de se débarrasser de son substrat de substance autobiographique, de toutes les anecdotes lui revenant. Toujours d’ailleurs un peu trop opportunément pour que leur aspect de fiction n’interroge pas le lecteur. Un peu à la manière de Marías (avec qui il partage dans ce roman le récit d’un éborgnement), la composition du livre, sa maîtrise des réapparitions plutôt que des redondances donne une profonde cohérence à ce roman. Il me faudrait plus de temps, de distance à moi-même, pour entremêler les différents thèmes avec autant de talent, de discrétion et donc d’élégance que ne le fait Ôé. Conserver néanmoins, tout au long de ce carnet de lecture que « si on les retravaille, ces brouillons aboutirons à quelque chose de valable. »

L’auteur et son double. Je poursuis, par ce hasard qui sans doute n’existe pas dans le choix des lectures, sur ce thème si facilement encombrant quand il est sans ironique distance à soi-même. Dans ce roman, nous avons le retour d’un homme vieillissant, qui s’interroge sur sa carrière de romancier et sur l’étrange personnage que fait devenir une longue pratique d’une mise en scène de soi qui, dans la tradition japonaise, n’a rien d’une égotiste auto-fiction.

Fondamentalement, celui qui se trouvait là, bien présent, était le moi qui rédigeait depuis longtemps des romans, alors que l’autre moi donnait l’impression d’être le héros du roman qu’il aurait voulu mais n’avait pu écrire dans sa jeunesse, à moins qu’il ne fût le jeune homme impatient d’écrire le roman en question.

La finesse d’adopter un point de vue ambivalent sur soi quand on a la prétention de se constituer en personnage, de radicaliser cette séparation de soi-même que craint l’entourage de cet écrivain.L’écriture de tout ce livre, d’une sécheresse très visuelle, me externe sans être extérieure afin de « reconnaître les étranges côtés de son autre moi». Le fantôme avec lequel il s’agit de converser dans tout ce roman est le romancier en formation comme afin, non sans une once d’ironie, de revenir aux sources de l’inspiration, aux tréfonds de la nostalgie.

Dans ce roman, afin de parler du dialogue entre les morts qu’entretient le vieil écrivain usé dans lequel il est si facile de reconnaître Oé, une pluralité de question n’est pas abordée mais plutôt enchâssée. D’abord donc celle du double. Kogito, l’alter-ego écrivain donc de l’auteur, retrouve celui qui, dès l’enfance, par un pacte étrange entre leur mère, lui fut présenté comme son double, c’est-à-dire celui susceptible de mourir pour lui. À ce thème du double, grand classique littéraire, s’adjoint alors, presque logiquement depuis Edgar Poe et sa nouvelle William Willianson, celui du suicide. En effet, en simplifiant à l’extrême, une des questions de Adieu mon livre ! est de savoir qui meurt quand un écrivain meurt. Peut-être que l’être de parade, sans cesse réinventer d’un livre à l’autre, survit encore un peu à la personne physique du romancier.

Poétique et prophétique, le miroir de la narration. Afin de ne pas se limiter à ces thèmes, Oé ajoute un troisième degré de lecture : tout le roman est construit sur une exégèse de poème de T.S Eliot. Par un hasard étrange, c’est un des derniers poètes sur lequel je me suis penché avec un peu d’assiduité, intrigué par le mystère compact de ses vers. Ôé ne nous en livre pas du tout une analyse mais le transforme en continuité narrative. Tous les personnages partagent une hantise pour ce poète dont ils ont partagé la découverte. Kogito (au nom très cartésien) se retrouve d’ailleurs dans la posture du old sad man évoqué par Yeats dans une maison construite, par son double architecte, à partir d’un poème de l’auteur de Waste Land. Cette façon de fonder le récit sur un poème me fait soudainement penser à  Au départ d’Atocha, peut-être en plus mineure se partage cette confiance rieuse dans l’alchimie du verbe.

Confession d’un masque. Ôé est un écrivain très conscient de son travail, suffisamment reconnu pour s’en moquer et détenir alors cette distance critique qui lui permet de l’envisager à travers un autre double, celui du « problème Mishima » auquel cet auteur (reconnu mais peu lu comme l’indique son traitement moqueur de ses soucis financiers) est très souvent comparé. Le mythe de Mishima, de son sepuku grotesque et grandiose, interroge non pas la tentation suicidaire mais plutôt la façon de construire, de laisser donc, une image glorieuse de l’adéquation entre l’œuvre et l’homme. À partir de cette rivalité exemplaire entre les deux écrivains aux prises de position diamétralement opposées, Adieu mon livre ! fait intervenir une notion qui exerce un étrange séduction : celle de héros culturel. Avec une belle dose d’ironie sur soi-même, l’auteur interroge sa place et son influence en tant que figure publique. Il parvient juste à être le chroniqueur impuissant de ce mouvement de destruction (unbuild) à laquelle il offre sa maison comme s’il s’agissait de détruire la possibilité d’habiter en poète.

Références initiatiques. J’évoquais la possibilité parfaite pour une confession autobiographique de s’inscrire dans l’écho d’autres textes. Encore faut-il que cette critique ne soit pas trop universitaire. Une utilisation d’une précision maniaque de sources toujours vérifiées, jamais réinventées ou filtre d’une mémoire menteuse ou d’une ironie plagiaire ou pirate.

Un autre thème de ce roman dense, très littéraire, que Oé traite à travers une référence détournée à Céline.Une belle idée de Adieu mon livre ! est de faire croire que durant cet été de convalescence le double de Cogito, à la présence charnelle n’ayant rien de fantomatique, veille sur lui et réactive un antique projet : écrire le Le roman de Robinson. Faire de ce double un portrait en s’inspirant de Robinson, le double de Bardamu dans Le voyage au bout de la nuit.  Ce personnage illustre la possibilité de faire ce voyage au bout de la nuit, de commencer à écrire seulement à partir du moment où, une fois tout dissipé ou détruit, il ne reste rien à dire, seul le décentrement sur un autre personnage continue à permettre de mettre en scène, donc en pensée, la narration de soi.

L’omniprésence de ces références littéraires pourraient être pesantes. La plume de Ôé sait les distiller avec un indéniable art du récit qu’elles sous-tendent toujours comme une doublure vertigineuse. Mais aussi puisqu’elles constituent surtout une profonde et durable interrogation sur l’identité japonaise. Dans ce livre crépusculaire, la question de la disparition du Japon est constamment envisagé. Oé passe une partie de sa carrière dans des universités américaines, reçu et surtout se construisit une formation très influencée par l’Occident. Le grand plaisir de ce livre est la foi dans ses grands auteurs que nous avons peu ou prou perdue ici.

Une partie des écrivains qui sont reconnus comme grands le sont, me semble-t-il, par la prise qu’ils offrent aux critiques. Pour en parler, il faut pouvoir aisément résumer leurs théories et leurs dispositifs. L’autofiction m’a toujours semblé être un genre universitaire pour universitaires. Des pseudos-romans surchargés de notes d’intentions sur lesquelles il convient de gloser, de se reconnaître et d’écrire de nouveaux faux romans. La preuve la plus évidente, cette note prend des proportions aussi peu raisonnables que l’étalage facile de références culturelles au fond entendues. La lecture d’une autobiographie intellectuelle, ce qu’est indéniablement Adieu mon livre !, invite le lecteur a une puérile mise en avant.

Ôé y échappe parfaitement grâce à une véritable précision romanesque, toujours sous les dehors d’un romancier qui « raisonne en construisant des scènes.»

C’est avec cette sensation de réalité que je vais parler avec ceux qui sont revenus.

Le fantastique est une question de précision, d’élégance comme le mettait justement en scène L’été des noyésPour ne donner qu’un exemple dont la prose d’Adieu mon livre ! encercle dans sa précision fantastique, notons l’atmosphère non pas intemporelle mais très difficilement datable où flotte ce vieil homme.

Dédoublement dostoïevskien. Une autre façon dont Adieu mon livre ! échappe à tout soupçon de narcissisme est par son traitement de l’engagement individuel et de la réalité collective ainsi possiblement mis en jeu. Dans ce roman, cette question politique se dote alors d’accents dostoievskiens. Les terroristes qu’ils mettent en jeux sont avant tout littéraires pour ne pas dire philosophiques. Crédibles pourtant en tout instant.

Sans doute parce que la référence à Dostoievski et à ses Démons se fait ensuite explicite. Pour Ôé cela veut dire se transformer en une référence pour lequel le jeune homme aux étranges côtés sent encore cette attraction animale, celle précisément qui l’a poussé à devenir écrivain.Sans doute s’agit-il d’une forme de réalisme : une façon de retranscrire la partie insaisissable de la réalité. Le talent de l’auteur est de déjouer les prévisions, d’entasser les strates successives théoriques de ce que devrait être, ou de ce qu’aurait pu être pour le jeune homme romantique que reste un romancier, le roman qu’il veut écrire. Avec cette ruse Ôé fait de son roman une réflexion sur le roman hanté, dans une version très contemporaine (au point de paraître déjà datée d’ailleurs) d’un écriture sur soi, par la fin du roman. Une façon sans doute de se rassurer : la disparition du genre romanesque atténue la disparition du romancier, l’inscrit dans ce destin collectif contre lequel il est toujours en lutte.

La référence à Dostoievski fonctionne quand elle s’entremêle à celle d’Eliot et donne le plein sens de l’épigramme de la première partie.  Parler de Dostoieski ne se fait correctement que dans un enthousiasme juvénile, avec la foi de ces grandes conversations jamais menées ailleurs que dans les pages d’un roman. Je pense ici notamment à Neige de Pahmuk. C’est cela que veut retrouver le romancier et qu’Ôé parvient à nous transmettre:

Que je n’entende pas parler de la sagesse des vieillards, mais bien plutôt de leur folie, de leur crainte de la crainte et de la frénésie.

Peu à peu le rôle accordée à la poésie dans ce roman se devine : une interrogation rétrospective des prophéties que l’on peu lire, trop tard, en elle. Autrement dit, une façon toujours renouvelée de raconter sa vie. D’autres doublures viennent parler Des démons. Une référence presque obligatoire pour évoquer le suicide et pour parler de la polyphonie, cette préférence successive pour chacun des personnages.Ôé nous invite alors à nous demander duquel de ses personnages dresse-t-il réellement l’histoire : l’architecte, le cinéaste ou l’écrivain et remet alors en cause le fait qu’il ne s’agisse que de doublures de l’égo du romancier.

Traduction , trahison. Ôé reprend, peut-être inconsciemment, la célèbre maxime de Proust selon laquelle tous les chefs-d’œuvre semblent traduit d’une langue étrangère. La question de la traduction reste alors au cœur de sa démarche. Kogito reprend un des premiers livres lu directement en français pour en extraire une magnifique citation qui mériterait de figurer en tête de tout livre conscient de lui-même :

J’assume à ma façon les devoirs de la conscience humaine.

Une partie du roman converge alors vers une traduction de cette tentation de l’échec. La tentative d’attentat – en tant que doublure « réelle » de celui de Mishima – devient un miroir au livre idéal que serait Adieu mon livre !, ce roman jamais écrit par lequel le romancier pourrait abandonner son désir d’écrire. La grandeur parodique des projets terroristes comme ceux romanesques reste une façon de se prémunir de ce sentiment d’échec, tout au moins de n’être pas parvenu à traduire exactement ce que l’on voulait dire. Ôé a toujours la décence de chercher une autre façon de le dire, de construire de nouvelles scènes qui lui permettront de moins mal réfléchir la question crue mal exprimée.

Le récit semble alors, une dernière fois se dédoubler. Il propose un dernier pseudo-couple, pour reprendre l’expression de Beckett employé par Ôé. Deux jeunes gens, au même nom, incarneront tragiquement cette possibilité de mourir pour l’autre. L’auteur interroge alors la façon dont sa mise en récit prévu et qui n’aura pas lieu influe négativement sur la réalité. Une thématique traitée avec une ironie mordante dans Karoo. J’aime assez la façon dont, pour finir, il se retire dans sa forêt natale (territoire de beaucoup des récits de Ôé), dans sa topologie imaginaire, afin d’enregistrer des signes avant-coureurs. Sa seule postérité serait de les laisser aux adolescents de l’île

4 commentaires sur « Adieu mon livre ! Kenzaburo Oé »

  1. Ça a l’air vraiment très intéressant et intriguant. (sans compter que je n’ai pas toutes les références que tu as, tu as sûrement pu savourer ce livre plus que je ne l’aurais fait moi-même)

    Ça me donne très envie de découvrir cet auteur, tu me l’avais déjà conseillé et j’en ai donc acheté un, même si ce n’est pas celui que tu m’avais suggéré. J’ai donc très hâte !

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      1. Ca donnera peut-être envie d’en découvrir plus à une petite inculte dans mon genre alors. (surtout si ce n’est pas fait avec prétention et ça n’en a pas l’air)

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