Dans ce récit aux accents autobiographiques, Jean-Paul Kauffmann nous offre une plongée dans un « monde hybride ». Au-delà de son retour sur le site de la bataille d’Eylau, de sa description diablement documentée de cette bataille à la Pyrrhus, Outre-terre nous convie à un voyage dans le royaume des revenants, d’une mémoire aussi impossible que brutalement exigée. Charme indéniable mélancolique d’une incompréhensible fascination.
J’en avais déjà hasardé la remarque à propos de M pour Mabel : une confession autobiographique pour assurer l’assiette d’un point de vue viable appelle une doublure sinon un dédoublement. La bataille d’Eyleau finalement reste connu, de quelques happy few ou de lycéen consciencieux, par son principal déterré : le colonel Chabert.
Néanmoins, la doublure balzacienne ne me semble aucunement suffire pour assurer la cohérence et l’intérêt d’un récit. Attention lieu-commun : la singularité de l’auteur doit y trouver écho et moyen de se déployer. Façon d’y intégrer ses souvenirs mis en résonance. Pour moi, dans le même exercice toujours un peu vain, avec toute la distance d’une mythologie enfantine, le nom de Kauffmann est associée au phare d’Hœdic où il vivait après avoir été pris en otage dans un pays fantasmatique du moyen-orient.
Détour inutile en apparence. Mais, dans une composition très dans l’air du temps, l’autobiographie réussie me semble devoir alimenter l’image de l’écrivain. De celle qui donne au lecteur l’envie de s’y essayer. Telle est en tout cas ma représentation préalable de Jean-Pierre Kauffmann.
Outre-terre apparaît alors comme un effort pour transiger. Précisément comme accepte vainement de le faire le colonel Chabert pour récupérer une partie de sa vie et de son identité, morte selon la rumeur publique à Eylau. Revenir des morts est une figure poétique, depuis Orphée, qui hante nos imaginaires. Un parfait dépassement de notre expérience strictement individuelle.
D’une manière plutôt habile, Kaufmann joue alors sur l’identification entre lui et le personnage de Balzac. Décalque et portrait en creux. Un subtil décalage qui, selon l’auteur, est le signe tendu vers une réalité toujours problématique, déglinguée :
C’est la mise en absence qui m’émeut, le signe irrémédiable qu’il manquera toujours quelque chose. Seuls les personnages comme le colonel Chabert parviennent à combler le vide.
Avec un tant soit peu de mauvaise foi, celle si facile à confondre avec l’imposture critique, cette esthétique pourrait paraître un peu attendue. Elle se diffuse dans tout le texte, semble se répéter mais seulement pour cerner cette béance au cœur de nous-mêmes. Au sein de cette modèle, de cette tradition littéraire que je laisse commencer, a minima à Georges Bataille et son énigmatique formule « le réel c’est l’impossible », Kauffmann creuse sa singularité.
Pour être en adéquation avec son objet, le récit est hybride. Le monde anglo-saxon qualifierait ce récit de non-fiction, de journalisme narratif. Une façon d’affecter au réel un coefficient de réalité mesurable par ces documents humains. Jeremy Gavron en est un bel exemple ou, pour parler de l’imposture, le très bon Mauvais sang ne saurait mentir de Walter Kirn.
Kauffmann écrit un récit aux apparences journalistiques mais, comme on le disait dans un autre temps, écrit par un plumitif ayant fait ses humanités. Platitude encore que de rappeler que l’appréhension (au sens où elle doit également être une prise et une panique) de la réalité mesure la singularité de la voix d’un écrivain.
Dès lors, le moins mauvais adjectif pour qualifier cette prose et le portrait de l’observateur qui en découle est l’adjectif, traduction fautive du russe, l’adjectif d’innafecté. L’écriture de Outre-terre est réfléchie et réflexive. Parfois elle affecte une forme de froideur, d’objectivité concise dans ses longues (parfois un peu pesante) descriptions de bataille. Une manière de défense de l’émotion qui me paraît venir d’une patiente concertation métaphorique de son propos.
Le déplacement, la dislocation, la déglingue de ses vestiges et de ses témoignages douteux sont en effet dans ce livre les seuls indices d’une réalité poursuivie comme la seule et poreuse trame narrative de ce livre.
Dans l’outre-gris prussien, dans cette lumière d’une terne et étincelante irréalité, qui marque l’«exclave» de Konisberg, Kauffmann trouve un terreau propice. Avec un crâne auto-dérision, l’auteur insiste sur l’absurdité de concentrer sur ce lieu, vide d’attrait et d charme, autant d’attente de signification.
La description, précise comme une reconstitution inquiète, donnée de ce territoire d’outre-terre, un bout de Russie perdue dans l’ancienne Prusse, dessine alors une topologie interne. Sans doute parce qu’il insiste sur sa composition en calembours seuls à même, selon Leiris, de saisir la réalité au moment où elle devient autre chose. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir les façons dont Kauffmann n’y va pas de main morte.
La bataille d’Eyleau est un terrain propice. Avec un soin maniaque, l’auteur relève l’ensemble des transactions dont d’emblée fut victime cet épisode sans gloire. La transaction, rappelle Kauffmann est d’ailleurs le sous-titre du Colonel Chabert. Loin également d’être inutile de rappeler que cette bataille se révèla un souvenir enfoui par Napoléon lui-même. Afin d’en déplorer ses désastreuses représentations, l’empereur décida de la recouvrir d’une « épaisseur d’art ». Pour en oblitérer le souvenir, il commanda de multiple tableau de ce lendemain de désolation.
Outre-terre dédouble alors admirablement son discours dans une solution par l’image. L’exégèse picturale me semble un idéal détour pour dépeindre une réalité dont l’aspect fugitive ne saurait constituer un refuge aphasique. À travers une analyse patiente, avec toujours une fascination terrifiante mais dont les longueurs sont distillées dans une belle composition, du tableau de Gros, Kauffmann creuse le cœur de son sujet : « l’effroi du lendemain.» Napoléon, sur le tableau, semble médusé, il porte sur ce massacre un regard « d’au-delà », un regard lazaréen qui détermine le triste enchantement d’être un survivant.
Néanmoins, Outre-terre finit par susciter non tant une réticence qu’une interrogation inquiète. Celle-là même qui alimente, selon l’auteur, la fascination. Kauffmann parvient à rendre intelligible la très grande importance littéraire et historique de Napoléon. Stendhal, Hugo, de Staël et Bloy se sont penchés sur cette personnalité mystérieuse. Au fond, l’obsession napoléonienne me laisse plutôt froid. Les stratégies militaires, la grandeur décisionnelle m’indiffère. Je reconnais pourtant le talent de reconstitution. Pour prendre un exemple, cette lecture m’a évoqué celle de La semaine sainte d’Aragon. Leur commun pouvoir descriptif s’épuise sur un objet dont, au fond, je ne comprends l’intérêt qu’au passé révolu. Une commémoration pour ce qui s’enfuit et pour le sentiment d’une vraie vie, celle enfin retrouvée…
L’antienne est connue : la littérature comme seule mélancolique victoire sur les ombres. Rien de lassant même si ma recension en semble excessivement théorique. Kauffmann insiste avec délicatesse sur le fait que vouloir retrouver la vie derrière la littérature procède d’une fuite initiale, d’une incapacité primordiale à voir le monde « comme il est ». Une sensibilité à laquelle il ne me semble jamais inutile de revenir.
Surtout quand elle permet d’échapper à la simplification. Celle de la résilience et de la reconstruction à laquelle une psychologie positive naïvement comportementaliste essaye de nous faire croire. Se placer sous l’ombre tutélaire de Chabert invalide la transaction d’une renaissance. Eylau et sa ceinture d’Outre-terre ne sera le lieu d’aucune révélation. Le narrateur n’en reviendra pas transfiguré. À peine caresse-t-il la tentation d’un dédoublement romanesque dans un personnage qui, telle une ombre, refuse d’apparaître dans le livre. Une apparition qui permet à Kauffmann d’évoquer l’âme russe : une survivance soviétique, un fonctionnement dans la déglingue. Au-delà de l’aspect théorique sans doute trop souligné de ma part (peut-être parce qu’il offre une prise facile), le roman parvient à donner un visage contemporain à cette excursion qui est aussi une attentive enquête de terrain. D’une précision ethnographique bien sûr fantasmé pour en référer, une dernière fois, à l’auteur de L’Afrique fantôme.
Malgré son malaise descriptif, impossible de rogner sur le charme mélancolique de ce récit d’un voyage vers l’invention d’un heimat, une façon d’habiter le monde comme un poète derrière cette posture fragile
Toujours ailleurs et plus loin, au-delà, telle est la marque de l’Outre-terre : ni la démesure ni le dérèglement mais une position d’écart.
Outre-terre n’oublie pourtant pas son hybridation, il s’accroche à cette impossibilité de dresser un récit historique qui, en confrontant les témoignages et en s’attachant au plus sensible, retrace assez magistralement l’Histoire avec un art certain, désinvolte donc, de la digression. Celle sur la statue du maréchal Hautpoul, une des doublures fantomatiques de Chabert, est savoureuse et dit, au passage, l’instrumentalisation historique de ce récit national auquel Kauffmann, bien sûr, ne parvient pas tout à fait à ce soustraire. Plus convaincante en tout cas que celle sur les deux conscrits, morts à Eyleau, et originaire de son village natal. Une obsession curieuse et dont seul l’aspect protéiforme, s’immisçant partout, finit par toucher.
Avec sans doute cette lassitude, une manière de fatigue interzone, des doublages infinis pour approcher son objet définit seulement par le fait qu’il échappe à son auteur, que sa seule définition est sa poursuite. Plutôt que de parler de la bataille d’Eylau, après le tableau le lecteur subit la description de la scène de la charge dans l e film Le colonel Chabert. Le dispositif me paraît un peu pesant. Les fiches de renseignements vérifiés apparaissent un peu trop. Voir par exemple cette intrusion d’une interview d’Italo Calvino sur la nécessité pour un auteur de disparaître, pour ne pas dire s’enterrer sous son texte.
Mais, Kauffmann sait ne pas s’attarder et reconstituer sa quête comme un trophée à arracher, une preuve à voler afin de pouvoir classer cette réalité définitive. Le narrateur veut pénétrer dans l’église, devenu un combinat étatique, d’Eylau, le centre de tous les tableaux de cette bataille et un point de vue prétendument privilégié.
Et pourtant, dans cette belle ambivalence qui ne quitte jamais le lecteur, en une seule phrase Kauffmann fait sienne l’expérience de Chabert, en décalque le traumatisme de son impossible retour à la vie d’avant après avoir été otage durant trois ans. « Moralité : rien ne revient. » Au moment où la reconstitution lasse, où l’intérêt s’épuise face à l’évocation parfaite d’un bataille, l’auteur fait cavalier seul. Il rappelle être un fraudeur assistant à un spectacle bon marché, douteux et patriotique. La reconstitution est incohérente et pleine d’artifices, d’invention et de loyauté face à un impossible représentation. Le lecteur emportera une vision précise, souvent étrangement héroïque, le narrateur n’aura rien vu, le lecteur s’étonnera de s’être passionné pour un sujet aussi hors d’âge, pour ne pas dire d’une autre terre.
Un livre reçu en partenariat avec le site Livraddict. Merci à eux et à Folio Gallimard. D’autres lectures quand vous voulez…