American Prophet est un roman à l’humour à la lettre dévastateur. Dans une prose rageuse, d’une ironie mordante par sa richesse métaphorique, Paul Beatty met en scène la possibilité de devenir un « héros culturel », le porte-parole d’une cause dont, à travers celle du peuple noir, il interroge bien fondé et récupération.
La provocation est le moteur de ce roman ébouriffant. Les enjeux de son intrigue sont posés dès les premières pages : Gunnar Kaufman (exprès pour faire un lien miteux avec ma précédente lecture) feint de répondre à une annonce qui cherche un «négro démago » capable de guider son peuple. Dans une belle construction rétrospective, le seul salut que va proposer Gunnar serait un suicide collectif. Une façon de rendre visible cette minorité par sa définitive absence.
Paul Beatty reprend alors ce qu’il est de bon ton d’appeler l’histoire culturelle de son héros. Celui-ci accède à la manipulation de masse que serait, pour lui, la poésie en retraçant la longue trahison que fut sa généalogie. Le sérieux émouvant, peut-être narcissique, de Winterson apparaît alors dans toute l’imposture de croire faire les bonnes lectures afin d’incarner radicalement le zeitgest.
Beatty insiste sur la façon dont son héros se construit sur la certitude d’être au mauvais endroit au mauvais moment. L’histoire a-t-elle vraiment d’autres leçons à nous enseigner. Gunnar est le rejeton de noirs serviles, devenu, par exemple esclave par goût. Ou plutôt pour pouvoir assumer sa passion de la danse. D’emblée l’art est montré pour sa valeur utilitaire. Une bouffonnerie qui sert le pouvoir en place, une provocation gratuite qui huile les rouages. Une manière de souligner que la poésie ne va pas sans dérision, qu’assumer le ridicule de cette posture permet de parvenir à la poésie. Un constat très américain ? Partagé en tout cas par Ben Lerner.
American prophet livre une satire assez criante de la bonne conscience et interroge, à travers les méandres d’un système scolaire catastrophique, l’envahissant conformisme social décrit sous le nom d’intégration.
Ces sessions de déprogrammation de une heure étaient censées nous laver le cerveau pour nous libérer d’un prétendu culte de l’autodestruction et nous permettre de venir grossir les rangs de la classe moyenne américaine, secte de la normalité éclairée.
Après une jeunesse californienne insouciante, parfaitement inconsciente de cette négritude dans laquelle jamais Kaufman ne se retrouve, en digne représentant des passages obligés d’un jeune noir incarnation publicitaire de sa génération, Beatty nous plonge dans les ghettos de Los-Angeles. Parodie de guerre des gangs et toujours cette culture qui exclue de cette sectaire normalité.
J’avoue, dans cette partie, avoir été un peu gêné par la transcription de la langue de ces personnages haut en couleur, si j’ose dire. Pas certain que ce soit un souci de traduction. Les dialogues me semblent trop souvent susciter une fixation d’emblée datée. Dommage, car la prose de Beatty est constamment inventive.
L’autre étape finement, car cruellement traitée, dans American prophet, est l’entrée dans le monde universitaire comme ultime épreuve de normalisation. L’intégration par le sport est montré comme une foutaise. Un vain désir de reconnaissance qui place le héros dans cette absurdité. Celles des pensées suicidaires comme seule forme d’engagement. Par un détour par Mishima découvert par Gunnar grâce à sa femme japonaise, commandée en vente par correspondance. Cette histoire d’auto-extermination est une autre image attendue de la lutte. Beatty s’en amuse donc dans ce drôle de roman.