Dans Thèra, Zuruya Shalev nous livre le long et obsédant monologue d’une femme blessée, en pleine rupture amoureuse. Avec l’exactitude d’une cruauté pesée, Shalev dissèque les oscillations, les arrangements et chacune de ces constructions mentales par lesquelles nous tentons de nous approprier notre existence.
L’avant dernier roman de cette grande auteure israélienne s’intitule Ce qui reste de nos vies. Un livre à découvrir de toute urgence. Son titre semble parfaitement convenir à Thèra un roman plus ancien, de 2007 pour sa traduction française. Résumer l’histoire de son long et dense – jusqu’à parfois être suffocant – roman en réduirait honteusement la porté. Ella Milner, archéologue visiblement en congé sabbatique pour recherche, se sépare de son mari Amnon, lui aussi archéologue. Elle tentera de se reconstruire dans un nouvel amour lui aussi tôt parasité par le doute d’une permanente introspection.
Ainsi racontée, l’intrigue de ce livre ne paraît pas constituer le matériau d’un grand livre. Pourtant, sur cette trame d’une si humaine banalité, Zurya Shalev tisse un récit envoûtant et inquiétant. La grande question qui anime Ella est ce qu’il reste d’une vie après une rupture. Thèra n’exhibe pas la plus petite once de narcissisme, la moindre ombre-portée d’une reconnaissance autobiographique.
Shalev sait admirablement se décentrer jusqu’à parvenir à un portrait équilibré de cette femme aux failles de plus en plus apparentes et aux défauts progressivement omniprésents. La forme du récit elle-même se met au service de ce point de vue sans complaisance sur son héroïne. Le lecteur doit tendre l’oreille pour comprendre que le monologue d’Ella est une manière jalouse d’assurer sa main-mise sur le discours. Le soupçon vient de la façon dont ce monologue intérieur intègre bien sûr les histoires spéculatives dont tous nous nous constituons. Ella développe les conséquences de son incursion chez son nouvel ex-mari et, sans transition, la réalité laisse place à ses projections préalables. Thèra nous livre alors cette vision particulièrement sombre, toujours très détaillée et incarnée qu’est celle de Shalev. Nous le retrouvons avec la même acuité dans Douleur. La grande valeur de la plume de cette romancière est de montrer l’emportement de nos monologues. Non véritablement leur folie mais leur exagération qui nous transforment en être de fiction. Le frère allemand, avec de belles ellipses, emprunte lui aussi ce procédé jamais aussi inquiètement oppressant que chez Shalev.
L’autre manière d’admirablement se décentrer est le recours à ce que j’ai nommé ailleurs discours d’accompagnement. Le Thèra éponyme est un île mythique dont la submersion, par une catastrophe naturelle, coïnciderait, du moins selon Ella, avec la non moins mythique et invérifiable fuite d’Egypte du peuple juif. Ce substrat archéologique éclaire la portée de cette intellectualité avec laquelle Ella envisage les vestiges de son ancienne vie. Elle aussi, avant d’accepter de se laisser recouvrir par un engourdissement médicamenteux comprend la vanité catastrophique de ce permanent déchiffrement de soi :
je suis sûre qu’ils ont, au dernier moment, compris à quel point la réalité était terne et vulgaire face à ses représentations, face à l’inventaire soigneux qu’on peut en faire.
Toute l’intelligence narrative de Shalev tient à un décentrement par la polysémie accordé à ce site. Il se révélera la représentation originelle de l’attraction qu’Ella exerce sur Amnon, son ex-mari. Sur un des murs, lors de cette fouille où se couple se forme, ils découvrent le portrait d’une figure tutélaire sans identité : la Parisienne. Ella s’identifie à cette figure. Sans doute fige-t-elle ainsi son amour. Mais Thèra procède par reconstruction. Autant d’archéologiques hypothèses.
L’autre admirable décentrement qui laisse entendre l’enfermement monomaniaque d’Ella, son lien exclusif avec son fils par exemple s’avère une stratégie défensive toujours au seuil du pathologique, est la très belle polyphonie apportée par les dialogues. Malgré la froideur clinique de la prose de Thèra, Shalev apporte sa sympathie à tous ses personnages. Surtout qui contredisent la stricte organisation d’Ella. Dinah et surtout Ornah apportent un discours d’accompagnement, un autre point de vue sur la réalité dont Shalev excelle à montrer qu’il n’est pas préférable. Orna incarne la facilité d’un jugement extérieur destructeur, une critique pertinente mais au fond sans objet. Visiblement, l’amitié occupe une place prépondérante dans les fictions de Zeruya Shalev. Une lucidité cruelle, la possibilité d’exposer une vérité trompeuse, accusatrice et pas loin d’être bienfaisante, se retrouve également dans le très beau Douleur.
Soulignons malgré tout, cette cruauté envers Ella. Une accusation sans doute en connaissance de cause. Shalev comprend parfaitement cette tendance de son personnage a vouloir jauger ses instants, à classer ses journées selon leur réussite. Peu à peu, au fil d’une intrigue ténue et tenue, elle montre Ella enfermé dans ses représentations, dans sa recherche d’un précédent qui servirait d’explication. Thèra offre alors une plongée dans le passé traumatisant d’Ella. Rapports impossibles avec son père tyrannique, archéologue lui aussi, insidieuse compétition professionnelle avec son mari, remémoration de son premier amour mort après leur première nuit d’amour avortée dont son fils porte prénom et stigmates. Beaucoup de tristesse et malgré tout des étincelles de joie, irréfragables.
de ces moments, les seuls, qui méritent qu’on en ait ensuite la nostalgie, car eux seuls sont capables de conférer au reste de notre vie un éclat sacré, si le miracle s’est produit une fois, il pourra se reproduire, limpide, bouleversant, précis comme un tir direct et qui porte en lui toute la part de miséricorde qui nous est destinée.
Afin de ne pas trop dévoiler l’intrigue de ce livre, je passe rapidement sur la façon dont Ella croit se réinventer, la description de cette relation hasardeuse, l’énigmatique personnage d’Oded qui sert à approfondir les failles d’Ella.
Sans avoir à remonter à Proust, tout grand roman invente un autre rapport au temps? Thèra porte alors une réflexion ondoyante sur cette temporalité et sur la volonté de la figer à laquelle ne cesse de s’essayer Ella. Figer les indices de l’amour, déchiffrer autrui, s’attacher maladivement à la relation exclusive avec son fils, à la perfection imaginaire dont se dote, après la rupture, celle avec Amnon. Regarder, son appartement, une fois vendue, les vestiges de nos vies.
Pour aller plus loin, n’hésiter pas à consulter ma note sur Douleur, le dernier et magnifique roman de cette grande auteure à découvrir.