10 :04 Ben Lerner

10:04

10 :04, second roman de Ben Lerner explore le lien entre fiction et réalité. Lerner nous livre une réflexion passionnante sur les variations et les virtualités dont se constitue le roman. 10 : 04 se révèle alors une magnifique altération de perpétuelle mise en abyme. Un livre à découvrir d’un romancier novateur.

Le lecteur voudra bien excuser le désordre désinvolte de cette note. Il mime un peu (fort mal), ce mépris hautain dont Lerner témoigne pour le roman. Peut-être la seule façon d’aujourd’hui de signer une grande œuvre sans perdre la conscience de ses apories théoriques. J’en conserve, pour ma part, seulement ses impressions de lecture au fil de la plume. Il serait, de toute manière assez inutile, de lister les dédoublements et autre mise en fiction d’un roman qui se focalise sur la virtualité. Mal dit, mal vu comme disait Beckett, la réalité reste en attente de mélancolique correction pour m’approprier le thème de ce roman.

Continuer une exploration, toujours bien sûr préparatoire, de ce que je nomme dans un éponyme projet romanesque, hypothèses mélancoliques.

Je pourrais brûler d’un profond désir mélancolique d’être un jour nostalgique. Soupirer après les jours où je soupirerais après le passé.

La littérature se concentre sur l’angoisse temporelle qui précipite son geste et sa gestation. Une approche par la lecture joue alors de ces dédoublements, hasards-objectifs et autres coïncidences mineures. Sans doute un peu de prétention pour seulement parler d’un retour à l’œuvre de Ben Lerner. Un des premiers articles de ce carnet de lecture. On revient toujours à ses premiers amours. Dévisager la vie que l’on aurait pu mener, se promener, incertain, dans celle qui peut-être nous adviendra.

Ben Lerner sait que ce type de projection n’intervient que sous la menace. Dans Au départ d’Atocha, il examinait cette sensation d’imminence si caractéristique de l’espoir d’une illumination artistique.  Dans 10:04, il contemple son alter-ego revoir son existence à partir d’une menace cordiale. La prose de ce roman, pleine de dérivation, est plutôt complexe. Des examens cardiaques suscitent son appréhension d’une défaillance de l’aorte, un symptôme survenant surtout chez ceux doté de longs membres, à l’image des poulpes, ceux dont la tête est dévoré par un des avatars de l’écrivain qui a signé une confortable avance pour développer une nouvelle sous forme romanesque. La rémanence thématique est savamment discrètes par une composition aussi élaborée que celle du Voyage d’Hiver de Cabré ou, en plus sombre, dans La maison des épreuves. Une sorte de tonalité commune, une menace qui reste toujours virtuelle. Comme dans son précédent roman, Lerner interroge nos vies numériques et la modifications de la perception ainsi induites des événements. Il explore la virtualité de chaque événement, jamais complètement exploré.

Le moment initiatique de cette exploration de la fiction au centre de nos existences est, selon ce roman, le moment que l’on décide fondateur d’une vocation. Dans une conférence, le narrateur en parodie le récit. Pour lui, sa vocation de romancier serait venu à la vision, en direct, de l’explosion de la navette spatiale Challenger. Seul problème, il s’avère peu probable qu’il l’ait vu, en pleine semaine, avant l’invention des chaînes d’informations continues. Sa vocation romanesque vient donc du souvenir d’un président honni, Nixon, et du poème sur lequel il conclut son élégie. Un poème plus plagiat que pastiche. Le centre de 10 : 04 se retrouve dans ce genre de notations.

Pas certain que dire que l’ombre de Borgès serve ici de figure tutélaire soit ici suffisant. Pas davantage que de pointer l’impuissance d’une lecture critique condamnée à la paraphrase. Ben Lerner, on le devine à sa sémantique parfois pesante, est un universitaire aguerri, rompu à devancer toute critique sur les théories dont il se joue et qu’il parvient ainsi à librement interpréter. Le romancier est malin, presque trop. Ostensiblement brillant même quand il se moque de lui. Ce cynisme déjoué, cette complaisance à mettre en scène un romancier, m’évoque parfois le personnage du Bon hiver de Jao Tordo.

Le discours d’accompagnement de ce récit diantrement sérieux est bien sûr une solution par l’image. Une projection dans le tableau d’un ange, sa main (une tentacule pleine d’appréhension) devient l’illustration de cette exploration d’un futur spéculatif, si proche et donc si inquiétant.

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Lerner cherche donc à rendre cette présence du futur. Tel est le sous-titre de cette illustration. New-York est menacé d’une tempête devenue apocalyptique dans la bouche d’un enfant. Une manière donc de menace fictive qui seule nous permet d’envisager la déraison de nos existences quotidiennes.

La solution de l’image se poursuit à travers The Clock de Marclay. Une œuvre qui couvre vingt-quatre heures et qui propose pour chaque minute une représentation cinématographique d’une horloge qui en indique le passage. Admirable et expérimentale memento mori dont Lerner fait un usage du plus haut comique.

J’avais entendu dire de The Clock qu’elle représentait le moment où le temps fictif se replie parfaitement sur le temps réel, que c’était une œuvre conçue pour oblitérer l’écart entre l’art et la vie, entre l’imaginaire et la réalité.

Excellent caricaturiste, il se peint en train de consulter avec impatience son téléphone pour vérifier, à intervalle régulier, l’heure. Celle affiché en tout instant sur des images projetées en direct. Lerner suggère, comme dans Au départ d’Atocha, une certaine incapacité de son personnage de vivre sa vie en prise directe, d’y participer, de prendre quelqu’un en charge à part ce personnage si égoïste, détestable et toujours trop conscient de ses tares, que l’auteur se dessine, de livre en livre, comme alter-ego. Avec un rien de vulgarité d’abord, avec une impression entendue ensuite, il décrit ses aventures de donneurs de sperme. Paternité toute virtuelle traitée ici comme une autre possibilité romanesque. Cette incapacité à vivre et à rendre compte de l’événement, une fois posé, parfois d’ailleurs comme un axiome théorique un peu pesant, 10 : 04 parvient au détour de sa complexité narrative, à décrire un moment de notre histoire, une belle vision de ses catastrophe politique et de sa résistance à travers une belle et distanciée évocation de Occupy Wall Street. Une utopie dont, dans ses temps troublé, la nostalgie hélas…

Après Défaite des maîtres et des possesseurs, la littérature contemporaine prend en charge cette critique de nos folles logiques de croissances et de consommation. Assez étrangement, le discours pourrait presque paraître entendu. Mais Lerner sait rendre à sa caricature un aspect en connaissance de cause. Le narrateur raconte son bénévolat dans une coopérative alimentaire. Le manger éthique comme forme nouvelle de ségrégation ; nos bonnes consciences à peu de frais.

la tempête approchante rendait la routine des courses assez inhabituelle pour me rendre viscéralement conscient à la fois du miracle et de la folie que représentait notre système économique banalisé.

Mais, la catastrophe ne se produit pas. Toute la narration, qui emprunte à ses modèles de grands hypocondriaque (de Bellow à Roth en passant par Kesey), se focalise sur une menace cardiaque. Le narrateur serait (le conditionnel étant le temps où devrait s’écrire toute conclusion sur ce roman) exposé à un déploiement possiblement anormal de son aorte. La crainte d’une fin soudaine le pousse à envisager toutes les variations dans un présent trop identique pour n’être pas subtilement différent. 10 :04 ne porte sur rien d’autre que sur les altérations de la fiction.

Nous avions évoqué à propos D’au départ d’Atocha, un lien fort entre Lerner et Marias. 10 : 04 reprend l’interrogation d’un narrateur qui finit par être confondu avec le personnage de ce livre. La reprise st ici un peu moins systématique, plus discrète mais avec la même ironie. En avance sur son temps, tel est le programme de ce roman ambitieux, Lerner met en scène des faits alternatifs, il épuise les différentes possibilités de la réalité :

Et comme son narrateur était avant tout défini par l’angoisse que lui causait l’écart entre son ressenti intime et son image en société, plus l’auteur s’efforçait de se distinguer de son narrateur, plus il avait l’impression de se transformer en lui.

Dans un univers tout aussi feutré, Lerner réussi l’exploit de faire plaindre son héros. Pauvre premier romancier ayant reçu une avance confortable pour écrire un roman qui reste une pure virtualité. Une analyse d’une blessante acuité sur le monde de l’édition. Le succès d’estime reçu pour son premier roman doit se transformer dans une œuvre plus lisible, plus vendeuse. 10 :04 est très loin de l’être. Roman sur le rien, la dépersonnalisation et l’irréalité. Une fois encore, très intelligent, peut-être trop.

Le projet ne se déroule jamais comme voulu, à la manière de Ôé, le devenir du roman échappe. Sa réalité reste autre.  Prenons un exemple pour mieux faire comprendre cette doublure que devient le projet de roman développé par le narrateur. Il veut raconter l’histoire d’un romancier, lui-même en mieux, qui, très jeune, vend ses archives. Avec la numérisation des échanges, le peu de mails qu’il a conservé, le romancier fictif (nommé l’Auteur) invente des archives. Le narrateur de 10 :04 les écrits donc. Cette anecdote est celle que le Newyorker le convainc de supprimer de la nouvelle, La vanité dorée, au centre du roman. 10 : 04 tient tout entier dans ce types de jeux. Peut-être sont-ils un rien trop systématisés.

Le romancier explore alors davantage ce qui n’a pas eu lieu. La trame narrative est alors distendue en une perpétuelle mise en abyme comme une interrogation sur la frontière entre le réel et la fiction. Les seules histoires de ce roman sont celles dont le narrateur se souvient comme si elles avaient vraiment eu lieu. Tous les personnages croisés dans ce roman aux dédoublements d’une subtilité partagent ce constat : « c’était ma vie tout entière qui, jusqu’à cet instant, était arrivée sans avoir eu lieu. »

En guise de conclusion, ce roman propose cette formule, dans un dialogue pour que Lerner puisse ne pas en réclamer la paternité.

L’art a autre chose à offrir qu’un désespoir esthétisé.

Une manière de clore cette note sur ce que parvient à préserver Lerner : la poésie et son approche toujours très pédagogique. En dehors de son intrigante idée d’un musée de l’art dévasté où toutes les œuvres altérées seraient collectées, où leur absence de valeur détiendrait alors, pour parler comme Georges Bataille, la valeur de l’impossible, 10 :04 préserve le noyau d’une évocation de la poésie. Les poèmes de Whiltman sont le cœur de ce roman. En dehors de son lien, au fond sans intérêt, entre la vie de l’auteur et ce qu’il en invente, demeure la possibilité d’exister en poète.

Si vous souhaitez en savoir plus, n’hésitez pas à consulter mon article sur Au départ d’Atocha, le premier roman de Ben Lerner. Je l’amende, virtuellement, afin de rejoindre ce temps de la fiction.

4 commentaires sur « 10 :04 Ben Lerner »

  1. J’ai envie de le dire depuis maintenant un bon moment, mais il est temps d’arrêter de faire ma feignasse : je trouve que tu t’améliores de plus en plus quand tu écris tes articles. J’avais trouvé une certaine confusion dans les premières chroniques que j’avais lu sur ton blog (qui n’empêchait en rien que c’était très bien écrit, mais parfois, je me demandais si t’avais aimé le bouquin ou non, aha) que je ne constate plus depuis au moins deux mois. C’est toujours superbement bien écrit et ça me paraît aussi infiniment plus clair, sans forcément parler d’apprécier le livre ou non. (bref, je suis jalouse)

    Voilà, je ne sais pas trop si ce retour est inapproprié ou non, dis-le moi si c’est le cas.

    Aimé par 1 personne

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