L’oubli que nous serons Héctor Abad

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L’oubli que nous serons irradie d’un grave optimiste. Court roman, témoignage et réflexion sur la mémoire et l’oubli rendu possible par la mise en récit, dans une langue sèchement maîtrisée, Héctor Abad nous rend tout cela mais aussi l’histoire d’un pays, la Colombie, marquée par les atrocités. De cette entêtante réflexion sur la mort, L’oubli que nous serons est transmué en une fable d’un optimisme peu commun.

Intrigant, le titre de ce témoignage, qui louche ostensiblement vers la fiction en dépit de sa réalité documentée jamais perdue de vue, suffit à éclairer la profondeur du projet d’Abad. Une réussite parfaite. Sans doute par les vingt années mises, de l’aveu de l’auteur, pour parvenir à parler de l’envahissante, merveilleusement aimante, de son père. Mario Vargas Llosa, dans une préface instructive mais incroyablement narcissique, nous livre quelques clés de ce titre poétique. Héctor Abad aurait retrouvé, soigneusement et manuellement recopié par son père, ce vers d’abord attribué à Borges. Savoir qu’un autre roman de ce romancier porte sur les difficultés de figer la paternité de ce poème, raconter en les imaginant, les voyages entrepris en quête d’une vaine confirmation, me semble profondément plaisant.

Laissons-nous un instant gagner par une indigne mauvaise foi. Une forme d’agacement qui me vient de la constante perfection de ce père admirable, compréhensible, d’un engagement social héroïque. Malgré la volonté de Abad de ne pas « faire l’hagiographie ni peindre un homme à l’abri des faiblesses humaines » la littérature me paraît peu habitué aux portraits flatteurs. La cruauté paraît toujours une facile authenticité. Toute la sagesse (elle paraît au fond toujours difficilement supportable) de L’oubli que nous serons est de ne jamais y céder et d’écrire, selon les propres mots de l’auteur, une sorte de double inversé de l’âpre et insurpassable Lettre au père de Kafka. Hormis dans quelques chapitres toujours très brefs, un peu répétitifs où Abad insiste sur la dichotomie spirituelle de son père, athée convaincu mais idéaliste forcené, face au catholicisme libéral de sa mère, cet hommage sans ambages au père ne sombre jamais dans la mièvrerie ou dans le portrait d’un seul point de vue, platement journalistique comme l’est Je vous aimais terriblement. Nous sommes ici plus proche du détachement, empreint de gravité, du Frère allemand, tant dans ces deux œuvres, la figure paternelle est montrée envahissante et dont il est si difficile de se détacher.

C’est un des paradoxes les plus tristes de ma vie : tout ce que j’ai écrit, je l’ai écrit pour quelqu’un qui ne peut pas me lire, et ce livre même n’est rien d’autre que la lettre adressée à une ombre.

Peut-être par son partage d’un retour sur un contexte sombre, L’oubli que nous serons œuvre en écho à la sombre dédicace de La belle écriture : À mes ombres. Dans un paragraphe assez discret, avec des métaphores simples qui se refusent à une complexité de façade, Abad a l’intelligence de ne pas vouloir éclairer la « part d’ombre » paternelle. La métaphore est ici attendue et acquière une belle évidence. Nos personnalités sont des cubes, elles révèlent différents aspects selon la personnage qui les contemple ; elles conservent une part obscure à nous-mêmes avant tout. L’oubli que nous serons fait alors montre d’une respectable pudeur au fond admirable. Bien sûr, le lecteur finit par se demander si le fils ne se contente pas de la façade publique de son père.

Si ce livre s’avère de bout en bout une lecture hautement recommandable c’est à mon sens par sa partition mesurée de la nostalgie, ambivalente à l’évidence, qui l’anime. Si Abad peut affirmer, avec cette morgue assurée venue de la confiance en soi justement transmise par la constante conscience paternelle :

Mais la félicité est faite d’une substance si légère qu’elle se fond facilement dans le souvenir, et si elle remonte à la mémoire, c’est avec ce sentiment écœurant que j’ai toujours rejeté comme inutile, mièvre et finalement inutile au présent : la nostalgie.

C’est par une déchirure intime. Celle venue de ce sentiment ombrageux de l’absence définitive, celle déjà pressentie dans l’enfance, au crépuscule, « pris d’une tristesse indéfinie, une sorte de nostalgie pour le monde entier. » La grande réussite de ce roman est la densité du chagrin inconsolable dont chaque page, avec un attachement souvent pathétique, rend l’exacte mesure. La joie de l’enfance, son inquiétude et la difficulté à s’intégrer dans le roman familial est admirablement mis en œuvre. Toujours avec une émotion soigneusement contenue, sans aucun doute par le fait que le récit s’élance de ce constat amère :

la vie, après des cas comme celui-là, n’est rien d’autre qu’une absurde tragédie dépourvue de sens pour laquelle il n’est aucune consolation.

Les pages sur la perte de sa sœur sont d’une noirceur sans apprêt Avec une insoutenable sagesse Hector Abad en évalue surtout les conséquences sur son père. L’oubli que nous serons en révèle alors sa teneur profonde : une réflexion sur la mort, sur la justification qu’elle peut apporter à une existence, comme semble l’être celle du père parvient à accepter d’être sereinement quitter, et surtout sur la mémoire de l’oubli qui nous constitue tous. Sur une « plage d’oublis » les soubresauts de la mémoire sont une reconstitution, selon Abad, à la fois nécessaire et parfaitement inutile quand « la seule vengeance, le seul souvenir, et aussi la seule possibilité d’oubli et de pardon, c’était de raconter ce qui s’est passé et rien d’autre. Dans ce livre Héctor Abad parvient aussi à remplir une autre mission institué à son livre : le partage d’une expérience à la fois singulière et collective. Notons, pour conclure, que sans le moindre pathos l’horreur de la vie colombienne apparaît ici dans sa nudité. L’oubli que nous serons a alors l’incroyable sagesse de confier notre propre oubli à l’optimisme et à la confiance.

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