Roman pétersbourgeois en six canaux et rivières est une œuvre protéiforme, inquiétante et déroutante de par son érudition ébouriffée. Oleg Strijak, auteur peu connu, dans ce premier roman dresse le portrait de sa ville, Saint-Péterbourg, à travers ses grandes figures historiques, ses visions et surtout sa vie littéraire fantasmée, sinon reconstruite, par le narrateur halluciné de ce livre singulier, novateur, parfois agaçant par son romantisme juvénile et souvent entraînant dans sa prose irréelle et sa philosophie enthousiaste, confuse et profondément vivante.
J’inaugure ici une nouvelle rubrique : celles des découvertes hasardeuses de livres trouvés au hasard et le plus souvent parfaitement méconnu. Profitons-en d’ailleurs pour implorer de plus amples informations sur ce Oleg Strijak énigmatique dont le réseau conserve presque aucune trace. Cette rubrique, dans mon esprit, s’apparente également à une forme de résistance à la pression de la nouveauté, du déjà-connu, qui sévit dans le traitement critique de la littérature. Laisser aux œuvres le temps de reposer, nous laisser croire qu’il s’agit d’une rencontre, que le lecteur peut se placer hors de l’oppression médiatique.
D’où donc la lecture d’une fresque ample, éminemment complexe. Roman pétersbourgeois a une notoriété ténue sans doute pas tout à fait à tort. Ce roman paraît d’abord frappé d’une radicale absence de cohérence, chaque page est poursuivie par l’impression que l’auteur ne sait jamais exactement où il veut en finir. Une littérature si expérimentale peine toujours à toucher son public. Surtout quand, comme pour Strijak, elle n’aborde aucun tics d’une prose reconnue, théorisé, d’une modernité novatrice. Ce roman paru en 1994, en France comme en Russie, prend un parti-pris résolument anachronique. En grande partie, surtout dans sa variante, dans une note de bas de page de 400 pages d’une érudition folle et captivante, Roman pétersbourgeois en six canaux et rivières traite de la fondation mythique de Saint-Pétersbourg, de Catherine II, de ses lieutenants, de ses poètes en premiers lieux Derjavine et surtout Pouchkine dont l’inspiration contamine ce pseudo-manuscrit toujours conservé dans son magnifique état de virtualité. Par le talent de ses associations d’idées, par la construction sans chronologie, de cette variante en forme d’ébauche de roman historique ou – pour mieux dire – d’interrogation sur la possibilité de percer la réalité d’un personnage, Strijak rend absolument passionnante cette revue de détail dont le lecteur ignore probablement tout. Le récits des batailles russes impériales, grâce à notre méconnaissance, nous entraîne si on accepte de se laisser porter par cette prose fluviale (mauvais jeu de mots pour évoquer cette manière de se placer au centre des obsessions d’un personnages à laquelle, par le destin d’une rivière déjà, Et quelque fois j’ai comme une grande idée parvenait déjà admirablement), pleine de points virgules, de parenthèses où se déploient de brillantes et incongrues digressions. Une étrange fascination pour un sujet sans intérêt, une sorte de culte passéiste assez étrange à l’époque de la publication, en Russie, de ce livre. Outre-terre sur le même sujet produisait cette même fascination dubitative.
Cet aspect historique se révèle une interrogation sur la mémoire et la possibilité de s’abandonner à une écriture de témoignage. L’intelligence de Strijak est de la présenter comme une variante, une des possibilités parmi tant d’autres contenues dans ce qui se présente comme un manuscrit, un journal ou le récit d’un écrivain reconnu dont le lecteur finit d’ailleurs par ne plus trop savoir si ses œuvres ne demeurent pas au stade de virtualité. Dans ces perspectives changeantes, à l’image des nombreuses rivières irriguant la ville, l’auteur parle d’« espace spéculatif ».
Le peu de témoignage dont nous disposons, en français, sur ce roman tient à la difficulté à rendre compte de ce récit polyphonique (si le terme n’était pas aussi galvaudé pour un roman russe dont le modèle revendiqué est Dostoïesvki). La variante en note de bas de page expose ainsi une multiplicité de théories énoncées par le Louveteau. Une présence diabolique croisée lors d’une rixe, en grande partie sans doute inventée par le narrateur comme, espérons-le, ses nombreuses conquêtes féminines dont il ne cesse de se vante. Pour se rassurer sans doute puisque, dans le corps du récit, nous apprenons que l’auteur est dans un hôpital, plus ou moins enfermé, pour des raisons qui ne cessent de changer.
Comme toujours, je remodelais sans peine et presque inconsciemment mon passé afin de modifier mon futur.
Ainsi, pour astreindre le récit à une linéarité à laquelle il se soustrait avec une obstination peut-être un rien trop formelle, après avoir connu un succès mondain pour une œuvre où il reconstitue son passé militaire, le narrateur est peu à peu oublié. Sa rencontre, un soir de beuverie, il rencontre le Louveteau. Longtemps après, pour transformer cette présence en signe diabolique, le narrateur (que je me refuse à appeler par son nom tant il semble rapidement évident qu’il est tous les personnages de cette comédie)y lit le signe de sa disgrâce ou plutôt de sa révélation – apocalyptique comme il se doit – que tout bonne écrivain – comme le disait Pouchkine – doit toujours se placer au Commencement. Voilà sans doute ce que Strijak nomme espace spéculatif, cette capacité à nous inventer sans cesse un nouveau passé, à nous réfugier non dans des hypothèses mélancoliques, mais à remodeler notre futur, à nous laisser croire que nous en disposons toujours d’un surtout quand l’avenir est incertain. Après tout, une des interprétations les plus crédibles de ce roman toujours déstabilisant, est qu’il s’agisse véritablement d’un manuscrit d’un fou à l’agonie.
Au fait, peut-être bien que j’y ai été tué et que tout le reste n’est que mauvais rêve, cauchemar de l’instant de la mort ?
Cependant, Roman pétersborugeois en six canaux et rivières est un roman où aucune voix ne surnage. Récit fantastique surtout par sa réalité dont les frontières s’estompent. La chronologie paraît impossible, peu utile pour le moins, à retracer. Les époques se confondent, les souvenirs en appelent d’autres. Souvent le narrateur avoue les embellir, les doter par exemple d’ascenseur en acajou alors qu’il ne s’agit que de pisseux et communiste ascenseurs commun. Notons d’ailleurs que le délitement du régime soviétique, de 69 à 80, est à peine évoqué. À peine une toile de fond, à peine plus importante que celle du théâtre, de la comédie mondaine où se déroule une partie de la vie rêvée du narrateur.
La possible multiplicité des versions de notre passé est en relation avec notre acceptation de l’imprévu.
Avouons tout de même que ce grand roman produit sporadiquement un peu d’agacement chez le lecteur. Surtout quand le récit reste linéaire, quand il s’orne d’une ombre de cynisme de conquêtes féminines. Une parodie du milieu littéraire qui, comme trop souvent, cache une certaine attirance, voire une volonté de reconnaissance ayant tourné à l’aigre. De même pour le récit, assez embrouillé au demeurant, de sa vie adultère, de l’éloignement de sa femme. Ombre de misogynie de cette littérature, masculine pour l’essentielle, où se fabrique l’écrivain. Avec une véritable grâce, Strijak nous suggère que ces pesantes inventions sont peut-être seulement l’invention d’un écrivain raté ou, mieux encore, par ses lectures érudites hallucinées souvent pertinentes qu’il s’agirait (comme dans L’idiot) de portraits de femmes. Connaissant fort mal Pouchkine dont l’exemple contamine l’intégralité de Roman pétersbourgeois, celui de Dostoeïvski, me paraît une parole préférable. Récit profondément spéculatif par cette mise en dialogue de différentes conceptions, passionnant quand il traite des différentes conceptions de l’amour dont je retiens, avec ce hasard maîtrisé dont fait preuve le livre, celle-ci
Dans l’amour vrai nous ne souffrons pas de l’insuffisance de quelque chose, mais de l’absence de ce qui est plus compliqué que nous. L’art est amour pur, car il est tourment éternel ; l’homme sera toujours inassouvi dans son talent, il ne se contentera jamais de sa complicité, il lui faudra la nostalgie du complexe…
La formule mérite d’être retenue. Surtout quand elle permet d’illustrer l’ultime réserve quant à ce grand texte. Dans sa croyance dans la « magie de l’écriture », Strijak témoigne d’une croyance dans les tourments de la création, dans une valorisation de sa souffrance qui m’a toujours parût plutôt douteuse. Bien sûr, il s’agit d’un manuscrit douteux mais, contrairement à 7 de Tristan Garcia, l’auteur à la décence de prêter tout son talent à cette prose décentrée de lui-même et de l’aborder sans la moindre condescendance. Comme l’apparent machisme de cette vision des conquêtes féminines, de leur attente d’une révélation toujours repoussée, le laissait déjà entendre, Roman pétersbourgeois en six canaux et rivières se dote d’une tonalité adolescente. Une naïveté dont l’auteur excelle à rendre les embarras. À les théoriser avec l’excuse que comporte toujours cette généralisation surtout s’il n’en reste que peu de trace. Tous le romans est empli de manuscrits brûlés, d’essai non publiés faute d’être achevés et sans doute incorporé au roman. Pour qualifier son style, ses excès, ses naïvetés et ses enthousiasmes, Strijak a recours au qualificatif de vierges. Sa littérature est celle des commencements, de la croyance que tout reste encore possible. Dès lors son érudition se dote d’une belle confiance.