L’oubli à Haïti, les ombres d’un passé insupportable et impossible à taire, le silence de l’exil, les joies d’un renaissance caraïbe, Louis-Philippe Dalembert amalgame tout ceci dans Avant que les ombres s’effacent. Dans une prose plaisante, inventive et rieuse, ce roman d’une lecture entraînante, sans trop de bonne conscience, prend en charge la nécessaire mise en récit des exilés d’hier et d’aujourd’hui.
Dans mon manque absolu de connaissance, la littérature haïtienne me semble emplie de cette générosité, cet accueil malgré la misère, cette absence d’avarice formée par le manque mais aussi le souvenir du geste glorieux de sa révolte primordiale. Le très beau et sombre roman de Marie Vieux-Chauvet en donnait une image plus sombre mais sans doute plus intime. Peut-être par son choix du monologue intérieure trop obsessif pour n’être pas solipsiste. À la troisième personne, Avant que les ombres s’effacent affecte une certaine froideur. Un trait qui me frappe, en ce moment, un peu trop souvent puisque je la retrouve dans L’invention des corps. En partie, le lecteur reste extérieur aux pensées du protagoniste le Dr Schwarzberg. Peut-être aussi à force de vouloir incarner une certaine idée de l’Histoire. Témoin impassible de l’époque, Tanguy Viel interroge d’ailleurs avec raison ce qui peut sembler un automatisme.
Avant que les ombres s’effacent rempli, à ce titre, pleinement sa visée pédagogique. Comme moi, le lecteur apprendra probablement qu’Haïti à déclarer la guerre à l’Allemagne nazi et au Japon impériale, qu’après ce geste symbolique l’île a accepté d’accueillir les juifs en exils. Louis-Philippe Dalembert revient aussi sur l’improbable aventure du Saint-Louis, ce cargo emplis de juifs que Cuba avait d’abord accepté d’accueillir. Il me semble d’ailleurs que, sur ce sujet (malgré ses défauts et sa reprise pleine de répétitions de son enquêteur fétiche) Leonardo Padura dans Hérétiques donnait toute l’ampleur romanesque voulu par cet honteux accident de l’Histoire.
Fort heureusement, il ne s’agit que d’un épisode parmi tant d’autres dans ce récit qui ne renâcle pas au romanesque. Soulignons d’ailleurs à quel point il est aisé de s’abandonner à sa fluidité habilement menée. À mon sens, le plus réussi dans ce roman plaisant reste la partie strictement haïtienne. En effet, se placer sous le point de vue d’une île où tous les habitants sont déclarés « nègres » et où la créolisation un principe offre un parfait décentrement sur l’expérience concentrationnaire. L’évocation de la Pologne, de la fuite devant des prémisses de pogroms, puis la vie à Berlin face à une inconscience compréhensible devant la montée des périls m’a semblé un peu plaquée. Une facilité critique que d’y voir un passage obligé. Par instant, j’ai senti la reconstitution, celle un peu trop détaillée qui frappait déjà La déesse des petites victoires.
Louis-Philippe Dalembert pourtant est malin. La mauvaise foi inviterait à dire qu’il a travaillé son sujet. Hélas, avec un tant soit peu trop d’insistance il quitte parfois cette « approche si frivole de la vie que même hier semblait incertain.» Bien sûr, Dr Schwarzberg sait l’impossibilité de témoigner de son passage à Buchenwald puis dans les centres de rétention français. Heureusement, cette impossibilité ne reste pas théorique. Haïti lui sert de parfait recours par la rencontre avec le beau personnage de Johnny l’américain, un haïtien hâbleur et généreux. Néanmoins, le parallélisme entre deux époques, le tremblement de terre à Haïti et l’histoire de Dr Schwarzberg paraît parfois un peu poussé :
s’il avait accepté de revenir sur cette histoire, c’était pour les centaines, les millions de réfugiés qui, aujourd’hui encore, arpentent déserts, forêts et océans à la recherche d’une terre d’asile. Sa petit histoire personnelle n’était pas, par moments, sans rappeler la leur.
Déclaration de principe un tant soit peu encombrante. Pourtant, cette légitime indignation, sa manière de prendre en charge l’histoire à partir d’un aujourd’hui tout aussi inacceptable, parvient à ne verser dans aucun sentimentalisme ni bonne conscience. Sans aucun doute car Dalembert souligne l’empathie et la patience mêlées nécessaire à approcher la vérité d’un seul être. Avant que s’effacent les ombres reste un roman joyeux, vivant. Sans fausse frime, il sait dessiner le destin d’une famille décidé par un livre sur Haïti et par les personnages féminins forts de la mère et de la tante. Malgré parfois son aspect de soigneuse reconstitution, l’évocation du Bal Nègre, du Paris de l’immédiat avant-guerre, de son noctambulisme acharnée m’a parût particulièrement plaisant. Sans doute aussi par le souvenir de Leiris, des lieux comme la rhumerie qu’il a hantée et qui retrouve, sous la plume de Dalembert, une seconde vie. Notons pour conclure, le regard anthropologique qu’Avant que les ombres s’effacent porte sur Haïti et ses mythes. Un portrait assez nuancé de sa société et de ses inégalités en dehors de ses déclarations de principes. Même le passage obligé par l’initiation vaudou « que d’aucuns auraient jugé ridicule, folklorique » reste une façon d’approcher la réalité d’un pays complexe et étonnamment attractif. Sans doute est-ce là la preuve d’un grand roman : nous faire partager l’enchantement de son décor sombre, dur, mais plein de charme comme l’est par exemple le Belfast d’Eureka Street.
Ce livre a l’air superbe !
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