Campo Santo W.G Sebald

Campo-Santo

Dans ce recueil de courtes proses qui prennent le prétexte d’un séjour en Corse, d’articles critiques limpides, le talent de Sebald se diffuse avec son habituel charme mélancolique. Loin de constituer des fonds de tiroirs, Sebald continue ici sa réflexion sur la mémoire et ses revenants.

Sans folle originalité, mon enthousiasme pour l’œuvre de Sebald a transpiré un peu partout sur ces carnets de lectures. Une admiration qui a désormais épuisé les œuvres achevées par l’auteur et qui s’alimente, rarement et avec une certaine défiance, des publications posthumes. Néanmoins, insistons sur le compagnonnage de suivre, par-delà la mort, un auteur dont, dans la moindre bribe, on retrouve le grain de voix. Surtout si cette mélopée d’outre-tombe semble, comme chez Sebald, s’amalgamer en une composante essentielle du discours. Bien sûr, pour découvrir cet immense auteur, la lecture des Anneaux de Saturne ou d’Austerlitz serait d’une approche moins ardue.

Dans les quatre textes corses, Sebald applique sa méthode de dérive digressive. Sa réflexion toujours se cache derrière un récit de randonnée, voire l’exploration d’archives méconnues pour donner voix à d’obscures spécialistes de la faune et de la flore et, bien sûr, mais avec une ironie pleine de désinvolture, le développement de sa pensée à travers une photo de cours d’école dont il prétend n’avoir rien à dire. Insidieusement, la prose langoureuse (toujours d’une irréelle précision cependant) opère son miracle. D’une visite de musée napoléoniens, dont la nostalgie décidément m’échappe, Sebald sait extraire une belle leçon d’histoire. Contemplation de vestiges funéraires comme autant de signes d’incompréhension de ce que furent leur destin prétendument  magnifique. Avec un doux acharnement, avec une constance sachant se moquer d’elle-même, Sebald se passionne – et parvient à entraîner le lecteur à la suite – pour le souvenir de ce qui reste sans mémoire, pour tout ce qui y fait irruption par une coïncidence pouvant servir de justification à cet exercice toujours étonnamment préservée de la gratuité.

Une sorte de permanence d’ancrage autobiographique à l’insistante discrétion. Parler de ses promenades dans un cimetière pourrait transpirer l’afféterie mais cette parole si secrètement stylisée procède souvent d’un effondrement intérieur et de l’urgence de la perception appeler par cette sensation de l’imminence d’un danger. Sebald décrit ainsi sa quasi-noyade introduisant sa saisissante réflexion sur les arts funéraires :

En même temps, ce qui  se dressait de façon si menaçant devant moi me donnait l’impression qu’il ne s’agissait plus d’un morceau du monde réel, mais la réplique d’un état de faiblesse intérieure, tournée vers l’extérieur, cernée de tâches bleu-noir, devenue insurmontable.

Il ne se passera rien. Non par refus du romanesque mais plutôt pour montrer le singulier décalage entretenu par Sebald avec ce Je faussement autobiographique.  Parler de lui, nous y reviendrons, s’avère un masque pour l’auteur. Si vous souhaitez une analyse approfondie, avec le toujours parfait Denis Lavant, en prime, je vous renvoie à l’excellent documentaire Austerlitz de Stan Neuman. En voici un extrait à découvrir ici.

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Le narrateur de Sebald poursuit seulement des fantômes hanté par cette certitude : « Ils sont encore de nous, les morts, mais parfois je crois qu’il vont peut-être disparaître bientôt. » Sebald, en conclusion de cette prose, interroge alors, sans une once de nostalgie, la mémoire à venir de nos présents sans mémoire, celui qui malgré tout continue à créer des revenants toujours, selon lui, plus petit dans leur reproduction que dans leur complexe réalité. Même s’il a refusé de publier ces proses dont il a sélectionné seulement des extraits, des liens ténus se dessinent avec ses autres proses corses (quelle mémoire voulons-nous créer de notre vivant) mais surtout avec les articles critiques de la deuxième partie de cette ouvrage.

Œuvre posthume dont la constitution éditoriale paraît alors parfaitement agencée, Campo Santo s’ouvre ensuite sur une réflexion sur la capacité de la littérature, essentiellement allemande, à témoigner d’une discrétion totale. Pour moi, dans ce mimétisme plein de masques de mes lectures, la cohérence de ces essais a alors tenu à mon plaisir jamais démenti de lire des essais sur des écrivains dont j’ignorais jusqu’au nom : Kasack, Nossack, Kluge… Une façon particulièrement détournée de se dévoiler reste, à mon sens, l’exhibition de ses croyances les plus naïves et, partant, les plus profondes. À l’instar de Sebald ou de Paul Auster dont je ne vais pas tarder à vous parler, la pratique littéraire me semble un dialogue avec les morts. Un fantasme apocalyptique m’incline à penser que, peut-être, la trace de la littérature sera, pour les siècles à venir, celles laissées par ses ineptes commentateurs. Des témoignages passionnées, ou plein de cette hargne jalouse du critique universitaire si bien décrit par Tanguy Viel dans La disparition de Jim Sullivan, sur des œuvres dont il ne reste plus rien. Exister intelligemment seulement par les liens que l’on hasarde…

Mais seulement pour montrer (puisque telle est la cohérence secrète de Campos Santos) de quelle manière « le tourment diffus de l’inconscience candide cède la place à la douleur précise de la mémoire. » Ainsi, à travers une analyse lapidaire de l’œuvre de différents artistes, Sebald se concentre sur l’art de se constituer une mémoire. De le faire bien sûr à partir de la conscience de la destruction irréfragable, de l’ombre de la Shoah, qui hante la mémoire mondiale et bien sûr celle allemande dont Sebald, cette exilé volontaire, réclame ici une filiation haineuse. À ce propos, l’article sur Jean Améry est admirable. Sur ce sujet je me tais avant de sombrer dans l’obscène légèreté de faire de ce thème un sujet de discussion sans ancrage vécu.

Avec la déférence d’une fausse modestie, parler plutôt alors de l’implication de l’auteur dans ses propres proses. Le terme me paraît infiniment préférable à celui d’essai tant Sebald s’interroge sur l’étrangeté, le décalage perceptif. « L’instauration d’une instance narrative qui fait que relaté est déterminée par une réalité placée sous le signe de l’étrangeté. » Pour Sebald, toujours planqué derrière les auteurs dont il fait l’exégèse, il convient d’inventer une forme de « commémoration concrète». Il y parvient dans Campo Santo quand il souligne que « l’entreprise littéraire doit être délégué à ceux qui sont prêts à vivre le risque de la mémoire. » Dans ses essais cohérents sans être répétitifs malgré leur reprise du thème de la mémoire, Sebald aime relever l’amoindrissement de nos fantômes, de nos reproductions dit-il d’ailleurs pour retrouver sa savante réflexion sur la photo qui semble trouver une solution de l’image quand elle décrit un tableau qui ne sert pas, comme chez Lerner par exemple de simple illustration.  Ce tourment de la mémoire, sa difficile transmission, trouve toujours un échappatoire chez Sebald, une forme singulière quand il se demande « quels sont ces liens invisibles qui déterminent notre vie. »

Quand il revient à parler de lui-même, la prose de lui-même, la prose de Sebald atteint à son incroyable densité. Les deux essais « Moments musicaux » et « Tentative de reconstitution » referment ainsi ce volume sur sa parfaite cohérence. Il y retrouve une admirable définition de ce qu’il est. Souvenir de sa détestation de la musique (en écho avec sa haine de sa patrie) afin d’illustrer sa pratique littéraire

le mystère le plus intime de la musique est un geste de défense contre la paranoïa, nous faisons de la musique pour ne pas être submergés par les horreurs de la réalité.

Les essais ici réunis sont donc ici un tentative, une sorte de construction de sa propre mémoire qui, bien sûr, doit être décalée de sa propre personnalité, de son individualité toujours faussement singulière. En toute fin, Sebald nous donne d’ailleurs la formulation de son style : « le respect scrupuleux de la perspective historique, le patient travail de ciselure et la mise en relation, dans le style de la nature morte, de choses qui semblent fort éloignées entre elles. » L’aspect inachevé, au demeurant pas si frappant car tous les textes ont fait l’objet d’une publication, devient alors une force de ce livre. À nous de trouver les liens invisibles par lesquels nous parviendrons à nous souvenir de cet admirable opus.

5 commentaires sur « Campo Santo W.G Sebald »

  1. La façon dont tu parles de cet auteur est très intéressante. Je ne me pencherai pas sur son oeuvre prochainement car dans mes priorités à cause de ton blog, Javier Marias passe avant 😉 . Mais en tout cas, nul doute que je voyagerai à nouveau sur cette chronique.

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