La huitième vibration Carlo Lucarelli

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Récit d’une défaite coloniale, La huitième vibration est un roman empli de sensations, d’odeurs et de dépits. Surtout sans doute de ne jamais trouver le terme exact pour que les personnages décrivent le désordre de leurs sentiments. Lucarelli se révèle un grand romancier malgré une froide distanciation à ses personnages.

La littérature propose un salutaire exercice de décentrement. Le lecteur naïf y verrait un exercice de pédagogie. Il s’agirait, comme dans tout mauvais roman historique dont la reconstitution soigneuse me pèse, d’instruire le lecteur sur un fait dont il ignore tout et qui serait, tant qu’à faire, d’une portée symbolique évidente et lourdement commentée. La huitième vibration semble de soumettre à ce diktat réducteur. Ma crasse ignorance de l’histoire italienne m’a totalement fait passer à côté de la bataille d’Adoua. Érythrée 1896, pour la première fois dans l’histoire, une armée coloniale recule devant un peuple soumis.

La grande beauté de ce roman est de ne jamais commenté cette anecdote historique et de ne pas se transformer en pénible roman à thèse. Entendons-nous bien, Lucarelli n’occulte en aucun manière l’inhumaine bêtise de la colonisation. Il se contente simplement de ne pas se draper de posture morale d’une dénonciation peut-être encore nécessaire mais sans aucun doute entendue.

Nous touchons là à une légère réserve suscitée par La huitième vibration. Les vingt-quatre personnages de ce roman ont une certaine tendance à difficilement se singulariser. Les coloniaux sont uniformément abrutis dans leur bêtise, la poursuite de leur intérêt personnel. Chacun des cinquante-sept chapitres suit un de ses personnages, les histoires s’entremêlent. Peut-être n’y ai-je pas prêté l’attention nécessaire mais il en a découlé de ma part une certaine confusion. Un peu de mal par exemple à, au début de ma lecture véritablement distinguer Amara et Cappa. Ma réserve, vite dissipée malgré tout, s’appuie aussi sur une certaine froideur dans le traitement des personnages. Le raccourci est hâtif, cet enchaînement de personnage, dans construction à la jolie dynamique, semble traduire un certain désintérêt du romancier pour ses personnages. La plupart sont peu sympathique sans franchement être détestable.

Mais peut-être est-ce là une façon d’éviter l’erreur de la reconstruction historique. L’individu est une construction récente, l’intérêt pour son propre destin ne semblait sans doute pas aussi déterminant au tournant de l’autre siècle. Une critique que j’avais déjà adressé au très intrigant Vie prolongée d’Arthur Rimbaud dont une partie se passe dans une proximité immédiate. En une phrase, les hommes disparaissent. La mort les rattrape de son indifférence. Une réserve qu’il convient de dépasser puisqu’elle est au cœur du projet. Éviter le pathos, Lucarelli se moque d’écrire, comme un de ses personnages, journaliste alcoolique, un livre intitulé Les héros d’Adoua. L’absence de sentimentalisme du style affûté de Lucarelli fait des merveilles dans la description de la bataille elle-même. En tout fin de roman. Comme conséquence d’une autre fatalité qui donne à ce récit des allures de drame. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir l’enchaînement de coïncidences fatales et sordides très bien amené par cet auteur qui est aussi auteur de polar. Si vous les connaissez, n’hésiter pas à me faire part de votre avis. Je suis assez curieux.

La huitième vibration suscite une autre réticence. Elle se trouve pourtant elle aussi au cœur du projet romanesque de ce livre. Le roman est en effet truffé d’expressions autochtones et surtout italiennes. La lecture peut en sembler d’abord entravée. Pourtant, cette impossibilité à traduire, à trouver le mot juste, deviennent le cœur de ce beau récit. Il faut rendre ici grâce à la traduction de Serge Quadruppani. Je vous invite d’ailleurs à visiter son blog.

La langue est au centre de ce roman. Je vois d’ailleurs assez mal comment il pourrait en être autrement. Massoua, la ville où se déroule l’essentielle de l’action (des amours adultères qui conduisent à un meurtre, d’autres homosexuelles qui conduisent à la mort et à la prison, une enquête sur un tueur qui finit dans un massacre) a trois noms. Les italiens sont les derniers venus. Leur colonisation vient d’ailleurs d’un mimétisme mal placé. Au fond, Lucarelli reprend cette réflexion de Coetze dans son très beau roman Au cœur de ce pays : quelle langue peut inventer la domination coloniale ? cette langue n’est-elle pas d’emblée condamnée à la folie ? Pour parler comme Chabon, ce que met en scène La huitième vibration c’est une tragique incapacité à inventer un créole, un creuset langagier aux deux cultures puissent s’amalgamer. La grande finesse de ce roman est de suggérer la discorde de cette langue commune que ne parle pas les coloniaux.

Loin du pittoresque des patois, de l’unité italienne encore récente, La huitième vibration heurte la corde sensible quand elle met en scène cette lacune langagière où nous pataugeons tous. Quels mots trouvés pour empêcher l’être aimé de partir, quels termes pour décrire l’amour surtout si celui-ci est homosexuel. Ici la traduction est une approche. Une fois que l’on dompte le dispositif de Lucarelli son roman nous entraîne dans la précision de ses sensations. Crissi, égarée dans les différents surnoms qu’on lui donne est agitée par l’«intime et silencieuse nécessité de se rappeler qui elle était.» Le major Flaminio, morphinomane hallucinée et meurtrier érectile, pense en français ses vertiges et passe à l’italien pour que maman n’entendent pas l’horreur de ses pensées sanguinaires. À certains chapitres s’adjoignent une prosopopée magnifique afin de décrire une photographie et préciser ainsi les obsessions des personnages.  N’oublions surtout pas l’essentiel, La huitième vibration parvient, dans une très jolie écriture, à nous transmettre la chaleur brûlante de l’Érythrée, un climat d’une colonisation absurde et courant à son échec. Lucarelli donne d’ailleurs une image limpide de cette sensualité inquiétante, des désirs étouffés par la chaleur qui naissent de cette nudité problématique pour de pauvres occidentaux.

 

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