Fleuve Jonathan Buckley

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Dans une langue d’une froide blancheur, Jonathan Buckley dépeint les méandres de nos mémoires. Fleuve charrie tous les récits sans se prononcer sur leur véracité et interroge avec une intelligence remarquable les schémas narratifs sur lesquels nous laissons reposer nos identités.

Pour commencer par une légère réticence, Fleuve appréhende assez froidement la vie de ses personnages. Une sorte de mise à distance perpétuelle de la vie de Kate, écrivaine de romans historiques d’atmosphère et dont le seul plaisir est la reconstitution préalable, de l’existence aliénée de Naomi, prof de musique qui se laisse porter par le premier beau discours venu ou encore de Bernat, un hongrois halluciné dont jamais nous ne saurons s’il est un charlatan ou un génie.

Ce roman peut aisément agacer. Un regard superficiel laisse entendre qu’il manque de sujet, quand le lecteur croit avoir trouvé un thème celui-ci est rapidement abandonné à son inachèvement. Buckley fait défiler devant nous un écheveau d’histoires du Brésil à la Hongrie sans jamais véritablement les achever. Le lecteur ne tarde pas à comprendre qu’il ne s’agit pas de simples et gratuites anecdotes. Roman sur le roman, le dispositif narratif de Fleuve se révèle peu à peu redoutable.

Je ne connaissais absolument pas Jonathan Buckley, je découvrirai avec plaisir ses autres romans. Toutes les petites histoires qu’il content dans ces courts chapitres en formes de vignettes sont d’une « facture » captivante. Mention spéciale pour les souvenirs d’enfance de Bernat. La langue de Buckley sert admirablement son projet. Elle peut d’abord agacer par sa froideur, sa blancheur sèche et sans la moindre fioriture. On pourrait presque la qualifier de de sous-écrite. Pourtant, elle décèle peu à peu ses pièges. Elle véhicule une sourde inquiétude dont la source jamais ne sera entièrement révélée.

En m’aventurant un peu, pour employer un concept de seconde-main, c’est-à-dire juste par association d’idée, l’écriture de Fleuve m’a parut atonale. Je le dis sans rien connaître à la musique dite classique dont il est beaucoup question dans ce roman. Un milieu feutré d’universitaire, de musiciens et d’instrumentistes qui n’est pas sans rappeler celui de Marias. Cette précision sociologique a peut-être son importance. La richesse permet de croire que les choses vont de soi, d’envisager une critique purement langagière de nos constructions. Pour revenir au style atonale de Buckley, cette façon de confondre les épisodes pour mieux en percevoir insidieusement le motif, une comparaison avec la musique permet d’éclairer les enjeux de ce roman. Dans un discours toujours rapporté, doublement sujet donc à caution (Naomi, pas franchement saine d’esprit rapporte les propos subjuguants de Bernat, lui-même apparaît doucement comme un beau parleur), à propos d’un morceau de musique dès plus expérimentale, Naomi prête ses propos à son mentor.

L’absence de ligne mélodique a pour effet de paralyser la mémoire ; du coup privés de séquences mémorables, nous ne pouvons nous rappeler avec précision ce qui s’est produit avant, ni prévoir ce qui viendra après ; le temps se mue à nos oreilles en un seul moment qui se renouvelle sans cesse.

Le commentaire de cet œuvre, on le pressent vaut pour ce roman entièrement rédigé au présent de l’indicatif. D’où sans doute une présence toujours extérieure pour le romancier comme pour le lecteur. Impression très déroutante de ne jamais pénétrer dans le récit «comme si pareil jugement valait qu’on le transcrive. »

Une des premières pistes qui nous sort du récit devient donc une sorte de réticence instinctive face au langage. Une partie du roman mime une enquête ethnographique, ou plutôt sa caricature vendeuse et télévisuelle par l’ennemi personnel de l’ancien ami de Naomi. Une étude de terrain bien sûr sur les peuples, les Rroms et une obscure tribu du Brésil dont la langue est sans écriture.

Pour, en quelque sorte, dédoubler le discours rapporté passablement menteur dont Naomi abreuve sa sœur (dans l’espoir sans doute d’alimenter son récit), beaucoup de personnage se trouve face à l’inquiétante étrangeté du langage. Parler une nouvelle langue serait comme «porter des vêtements de bois. » La belle idée de Buckley est de faire de ce souci du langage une forme de folie justement par son interrogation de la mémoire à laquelle elle donne lieu. Selon Bernat, il serait lamentable que nous ne puissions vivre sans les mots. Il conviendrait d’inventer un nouveau langage, de se construire en dehors des stéréotypes d’un langage usuel et à ce titre usé. Pourtant, comme tous ceux qui prétendent vouloir se défaire du langage, les personnages de Fleuve sont des êtres uniquement langagier. Il ne se passe rien d’autre que des discours. Certains offre une belle fascination. Personnellement, la notion de multivers, la possibilité mathématique qu’il existe des univers parallèles m’a toujours intrigué. Surtout quand la façon d’en rendre compte n’épargne pas une certaine ironie. Ainsi, Naomi tente de prouver à sa sœur l’étroitesse de sa conception du réel. Sans doute n’a-t-elle d’ailleurs pas tout à fait tort. Mais quand elle commence à prononcer des assertions de ce genre, cette froide narration nous invite à nous méfier de son équilibre mentale.

On connaît un dispositif à double fente – une démonstration simple et d’ailleurs très élégante – prouvant que la lumière est à la fois onde et particules, du coup, il y a plus d’un univers. {…} Ce que nous désignons comme réalité n’est au fond qu’un environnement que nous modelons à notre usage. La vraie réalité est beaucoup plus complexe, nos esprits ne peuvent la saisir dans sa totalité.

Pour bien suivre l’ambivalence de mon jugement sur ce livre de bout en bout intrigant et dont on sort sans vraiment savoir si on l’a aimé, je dois admettre que cette façon d’envisager la pluralité des réalités possibles est au cœur de ce que je nommais, avec cette prétention dont il faudrait rire, histoire spéculative à propos de Au cœur de ce pays de Coetze. Il me semble qu’un des objectifs de la littérature est de prendre en compte ce qui aurait pu se passer. Fleuve y parvient d’une façon sans doute un rien théorique, avec un redoutable esprit de sérieux. Certes, il permet une très belle, dans sa simplicité faussement évidente, construction. Mais il manque terriblement d’humour. Une identité que nous nous construisons avec une fausse continuité.

Néanmoins, la réflexion proposée sur la mémoire reste passionnante. Tout dans ce roman n’est qu’une fiction à laquelle il ne serait pas nécessaire de croire. La folie de Naomi serait de comprendre, d’une manière assez proche de celle de Proust, notre mémoire comme une succession de moi différents. Au fond sans grand rapport entre eux.

Nous sommes arrivées jusqu’ici, poursuit-elle, et nous sommes capables de remonter les années, puis de suivre une piste qui nous conduit où nous sommes. On trouve un schéma dans nos souvenirs. Mais peut-être forçons nos souvenirs à épouser ce schéma.

Mais Buckley sait bien suggérer que là encore il s’agit d’une illusion de nos schémas narratifs. De cette théorie assez étrange de la mémoire, Naomi fait le prétexte à de nouvelles ruptures. Elle quitte sa famille pour partir jeûner aux tréfonds de l’Écosse. La finesse de Fleuve intervient à nouveau. Sa sœur s’entête à prendre des nouvelles. Nous ne serons jamais si son inquiétude est légitime. Une absence de parti-pris et de jugement qui ne facilite pas l’empathie. Une façon pour moi de continuer mon interrogation sur la légitimité de cette illusion romanesque : les personnages devraient nous porter dans leur histoire. Ne pouvons-nous pas la remettre en cause ? Le roman ne peut-il pas se prendre au sérieux, déconstruire ses histoires à condition d’avoir pris soin de les raconter ? Autant de question sans réponse, autant d’excuses à ma critique un peu décousue, incertaine. Une dernière question pourtant, pourquoi n’avoir pas respecté la tautologie faulknérienne (a rose is a rose) dans la traduction du titre original The river is the river ? Si vous avez lu ce livre je suis, réelement, curieux de votre avis.

 

5 commentaires sur « Fleuve Jonathan Buckley »

    1. Of course. Je pensais à une nouvelle de Faulkner qui, dans mes souvenirs, était basée sur cette tautologie. Je crois que c’est A rose for Emily.

      Merci en tout cas de cette précision.

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      1. Entre le néant et la tristesse… J’ai beaucoup aimé Faulkner, mais il fait partie des auteurs que je veux relire. Ta remarque me fait d’ailleurs penser qu’il faudrait un jour que j’écrive une chronique sur la correspondance Gertrude Stein René Crevel. Une belle journée à toi.

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      2. Ah oui, ça serait intéressant ! C’était quand même une période excitante pour la littérature. Moi j’ai travaillé sur René Daumal et le Grand Jeu, passionnant aussi. Bon week-end !

        Aimé par 1 personne

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