Une histoire de noyées, de mémoires douloureuses et surtout des façons de recomposer nos souvenirs. Dans sa fragmentation narrative Au fond de l’eau aspire le lecteur dans une intrigue plus centrée sur la réaction et la psychologie des personnages qu’une résolution policière, au fond, sans intérêt.
Le tropisme littéraire de la noyade, de sa mort romantique, fleurit encore aujourd’hui. Paula Hawkins sait le traiter avec une certaine distance, derrière le masque de ses personnages. Féminins et plutôt perturbées puisque telle semble être sa marque de fabrique. Elle charge néanmoins un peu moins la barque (pour rester dans le fluviale) que dans La fille du train. Peut-être conviendrait-il de se demander si le motif de la noyade n’appartient pas à la littérature anglo-saxonne. Une sorte de lieu-commun où chaque auteur expérimente sa singularité. Alan Moore transformait ce motif en un démon femelle d’une claire dévoration érotique dans Jérusalem. Jonhn Burnside dans L’été des noyés suggérait que l’adolescence pouvait emprunter ce mythe afin de trouver une exutoire à son désir suicidaire de ravissement.
Paula Hawkins amalgame toutes ses interprétations. Son séquençage de très courts chapitres centrés sur un personnage différent trouve-là une justification à sa gratuité. Il s’agit bien sûr avant tout de maintenir le suspens. Au fond de l’eau a le bon goût d’éviter les rebondissements et donne ainsi une impression de maturité à laquelle la frime narrative de La fille du train ne parvenait pas tout à fait. Nous nous enfonçons en effet au cœur du sujet : Nel, pour terrier sa sœur mais aussi pour maintenir un lieu – voire occulter le viol dont elle n’a su être consciente – raconte et invente ainsi sa fascination pour le bassin des noyées. Paula Hawkins sait habilement suggéré le dérangement mental léger qui nous sert ordinairement de perception du monde. Photographe, Nel nourrit son obsessions au point de toujours réécrire son histoire :
cet endroit qu’elle avait imaginé, un lieu à la gloire des femmes persécutées, des étrangères et des marginales tombées sous le coup d’un système patriarcal
La grande réussite de ce roman tient donc à l’affrontement des mémoires. Chacun se reconstruit une version des événements. Le portrait de Nel pseudo-suicidée dans ce bassin des noyées touche alors une intangible vérité. Sa beauté est que le lecteur ne saura jamais si elle est une garce égocentrique, une manipulatrice malheureuse, une femme esseulée d’être exilée dans la détestation sororale. Au fond de l’eau sait aborder l’infra-ordinaire, la banalité de nos vies. Avec toujours une vraie attirance pour la folie domestique. La platitude de notre quotidien se dote alors d’une certaine exaltation qui manquait si cruellement à La légende des Akukuchiba. Pour continuer sur cette ressemblance, Paula Hawkins a le bon goût de ne pas se laisser enfermer dans le portrait de femme. Bien sûr, le personnage de Jules, anciennement Julia, nous laisse effleurer sa douleur, son ressentiment aigre de cet haine intime qui n’est pas l’apanage de la fraternité tel que l’analyse Les disparus. Dans ce roman, les personnages masculins ne sont ainsi pas réduits à des creuses silhouettes.
Par un point d’achoppement polar, le lien très fort entre tous ces personnages est leur difficulté à reconstruire un récit d’eux-mêmes après des événements traumatiques. Au fond de l’eau excelle quand il raconte l’impossible deuil, l’attachement à une souffrance qui nous définit, l’obsession de considérer l’autre comme notre tortionnaire, le regret de ne pas trouver les mots, de ne pas saisir l’instant. Le personnage de Louise, la mère d’une des précédentes suicidées, comme celui de Josh, son fils, apporte ainsi à ce récit une profondeur qui l’extrait du marigot de l’économie narrative du thriller. Peut-être aurais-je aimé un tout petit plus d’irrésolution. Le doute sur le père de la fille de Nel, pour ne prendre qu’un seul exemple, son interprétation plutôt paranoïaque de son identité par Jules, montre qu’Hawkins a un véritable talent pour suggérer. Espérons que ses romans à venir creuserons cette veine.
Cette chronique me donne plus envie de lire celui-là que La fille du train… que j’ai dans ma PAL. Faudra bien s’y mettre quand même, mais j’avoue que ta chronique mitigée du La fille du train m’avait laissée sceptique face à ce livre.
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Belle chronique, vous allez presque me convaincre de lire des polars ! Mais non, ce n’est pas mon genre…
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Il faut savoir se laisser tenter par les « mauvais genre ». Et puis, comme le disait Manchette (un maître du polar) : il existe seulement deux genres de livres, les bons et les mauvais.
Cela étant dit, Hawkins n’est peut-être pas l’idéal pour commencer le polar. Trop d’importance accordée à l’intrigue sans doute.
Merci de votre passage en tout cas.
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D’accord, merci du conseil ! Je reste donc en quête du polar si soigné qu’il ferait pardonner les hectolitres de mauvais polars que je lisais dans ma naïve jeunesse…
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Un seul nom, si je peux me permettre un conseil Mcillvaney
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