Là où les tigres sont chez eux Jean-Marie Blas de Roblès

tigres

Roman envoûtant, pluriel, érudit et drôle, Là où les tigres sont chez eux est une lecture indispensable. Toujours romanesque, rythmée par son entrelacement d’époques et de récits aventureux, la prose de Blas de Roblès nous promène avec délice. D’autant qu’elle propose une spéculaire (et spectaculaire) anamorphose de notre conception de la réalité.

La seule réticence que je puise apposer à ce roman appartient davantage à la question scrupuleuse qui se laisse ainsi croire avoir un regard critique. Là où les tigres sont chez eux se révèle œuvre de dépaysement. La partie contemporaine de son récit se passe au Brésil, dans un maintenant sans autre date que l’éternité de sa corruption et de l’indignation qu’elle fait naître. Au tout début de ce roman, le souci de « l’appropriation culturelle » m’est apparue. Ne faudrait-il pas laisser aux Brésiliens eux-mêmes le soin de prendre langue avec leur histoire et la mise en récit que toujours constitue sa mise en identité ? Notons alors que Le sourire du Lézard, pour rester dans une littérature strictement nationale, s’emparait de plusieurs des thèmes de Là où les tigres sont chez eux : l’appropriation, masculine, d’un territoire pour étancher la soif de pouvoir, les stratégies inefficaces pour les déjouer et surtout les interrogations spirituelles qui ainsi affleure. Notons aussi, si le sertão vous passionne que je ne peux que vous renvoyer à la magnifique invention dans le récit faite par João Guimarães Rosa dans Diadorim

Avec une lecture un peu moins enthousiaste de ma part, L’île du point Némo, illustre elle aussi la redoutable intelligence narrative de Blas De Roblès. Le soupçon spécieux d’appropriation culturelle se tient alors au cœur du dispositif romanesque. La quatrième de couverture parle de palimpseste. La prétention du terme décrit mal l’habilité romanesque de Là où les tigres sont chez eux.  Ma très légère défiance à l’égard de L’île du point Némo tenait au fait que le récit se confondait tout entier avec une mise en abyme. Une manière de pastiche du roman d’aventure. Ici Blas de Roblès s’abandonne à son récit et n’en montre pas sans cesse la construction. Le palimpseste, cette écriture sur une autre écriture, s’efface alors derrière un jeu sur le pastiche. Qui peut véritablement réclamer la primauté d’un texte ? Un auteur ne serait que le résultat de ses lectures plus ou moins directement retranscrites dans ses écrits. L’ombre de Borgès flotte alors ici. Mais l’habilité de l’auteur est de rendre cette référence superflue. Elle apporte seulement le plaisir de reconnaître, çà et là, des références en formes d’emprunts. Le roman se perce d’ailleurs de courts passage en italiques. J’aime à croire qu’ils sont des vols. Tout au plaisir de la lecture, je n’ai cherché à en identifier aucun. Un soupçon du Cortazar de Marelle. Peut-être. (Pour le moment, il ne m’en vient que cette image du narrateur lisant Êtes-vous fou ? à la Closerie, un livre à relire). Tant que nous sommes dans le jeu de références où exhiber sa vaine érudition, la part cosmogonique hallucinée de ce récit laisse entendre, à mon sens, avec l’indispensable Terra Nostra de Carlos Fuentes. Donnons cependant un exemple des doublures ironiques, plagiats rieurs, par lesquels Blas de Roblès déjoue ce soupçon : les mythes indiens sont un mensonge pour séduire une jeune fille, ils sont contaminés par l’envahissante compagnie de Jésus.

Je préfère penser qu’au moment où il s’est agi de nommer les choses, les hommes ont choisi d’instinct la plus étrange des expressions, la plus poétique.

La réalité brésilienne n’est aucunement le sujet de ce magnifique roman. Comme le suggère la réflexion précédente tirée des carnets d’Eléazard, sans hasard puisque selon lui le mot de piranha voudrait à l’origine dire « porte du clitoris », l’univers décrit dans les différents récits ne sera jamais platement réaliste. Un ramassis de visions sociologique. Tel Kircher, ce jésuite dont tout le roman trace le portrait par divers strates, l’auteur « préfère l’expressivité quasi artistique au réalisme froid des géomètres. »

Je pose alors une hypothèse de lecture. Ne surtout pas vérifier l’existence réelle de Kircher. Se moquer alors de la vérification des références à son œuvres faites par Flaubert, Caillois ou Calvino. Eléazard, perdu au fin fond du Brésil, abandonné par sa femme parti en quête de la pierre des origines comme d’autres s’adonnaient à l’alchimie, est chargé de rédiger une biographie de Kircher. Archétype du savant fou, ce jésuite du XVIIième siècle incarne l’espoir d’un savoir total. D’un point de vue littéraire, cela passe par le déchiffrement d’une langue unique. Mais Kircher se serait unilatéralement trompé, aurait plus ou moins volé pas mal de ses découvertes. L’hagiographie de sa vie se révélera même d’une authenticité douteuse. Habile manière pour Blas de Roblès de se dédouaner de toutes erreurs. À la lecture, la langue paraît une falsification crédible. Au passage, je retrouve ici une de mes critiques adressée au Falsificateurs d’Antoine Bello. Là où les tigres sont chez eux s’amuse de cette recréation. Une réalité d’emblée douteuse s’immisce ainsi plus durablement.

Je porte le deuil de ce qui n’a pas réussi de ce qui n’a pas réussi à naître, pour d’obscures raisons, chaque fois que le germe s’en manifeste. Comment dire… Je ne parviens pas à comprendre pourquoi nous ressentons toujours la beauté comme une menace, le bonheur comme un avilissement.

Cette réflexion d’Eléazard (superbe prénom) explique son attrait mélancolique pour Kircher. Le jésuite dresse « l’encyclopédie de ce qui va disparaître. » Hormis cette agaçante (contemporaine ?) manie de truffé son texte d’esperluette comme autant de marqueurs d’époque, le récit des inventions de Kircher, sa croyance hallucinée en la science et son désir de l’amalgamer à de fantasques édification religieuse, est passionnant. Chaque chapitre de cet ample roman nous porte vers la description de ces découvertes de plus en plus alchimiques. Le sens du récit de Blas de Roblès lui permet de couper ce récit. D’abord par les commentaires d’Eléazard dans ces carnets. Ils sont emplis de profondes notations, toujours juste assez distanciées pour avoir notre sympathie. Mentionnons celle sur la solitude. Là où les tigres sont chez eux ajoute aussi le récit de Moéma (un nom aux dissonances mythiques, non ?), la fille d’Eléazard qui expérimente la drogue, visite des favelas et donne l’occasion d’ailleurs à l’auteur de dénoncer l’aisance de nos dénonciations. Récit aussi des aventures dans la jungle de la femme d’Eléazard et d’un gouverneur véreux.  Toutes les histoires finissent par se relier entre elles. Moins que par l’intrigue, leur lien tient à l’anamorphose.

À l’image de Kircher, penseur baroque pour qui toutes les religions du monde sont une anamorphose de la religion chrétienne, Là où les tigres sont chez eux pense par « images interposées. » Par dissonances et consonances pour reprendre un titre de livre que Kircher envisageait décrire. Il faudrait relire ce roman pour saisir sa structure en miroir. Les motifs se répètent d’un récit à l’autre, piranha ou expérience hallucinogènes forment une cohérence souterraine. Pour assouvir une « manie de l’herméneutique » tout le texte joue d’une cohérence interne très forte. La déchiffrer serait révélatrice d’un mystère, dans son sens premier.

Une des grandes beautés de ce roman à lire absolument est son ambivalence face au questionnement spirituel. Notre désir de sens y affleure sans cesse mais sans jamais, comme le dit la dernière phrase du roman, céder à l’« absurdité sous laquelle se dissimule ordinairement la criminelle sottise des hommes. » Empruntons pour finir une réflexion à Elézard : notre univers dépend de notre conception de la cosmogonie, quel peut bien le nôtre puisqu’il repose sur des trous noirs, des accidents.

Si vous voulez en savoir plus sur cet auteur passionnant, je vous invite à consulter ma note sur un autre de ses romans : L’île du point Némo.
Il faut d’ailleurs absolument découvrir son dernier roman en date : Dans l’épaisseur de la chair.

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