Derrière le miroir d’une femme égarée dans une frustration contemporaine, Claire Messud inspecte, avec une compatissante chaleur, le labyrinthe de nos illusions. La femme d’en haut s’avère alors une très belle réflexion sur l’art, la représentation du possible mais aussi l’égoïsme manipulateur qui préside à cette confiance monomaniaque, peut-être propre aux artistes. Une très belle découverte.
Dans l’insidieuse avancée de mon parcours critique, je m’aperçois que, dans les romans dignes non de capter l’attention mais de la retenir durablement, mes réticences restent une manière assez assurée d’aborder le cœur du projet romanesque. Dans ses premières pages, La femme d’en haut paraît exagérément descriptif. Claire Messud semble y marquer une grande complaisance à l’égard de ce qui est, de ce qui a été pour être plus précis. Multiplication des marqueurs d’époques comme autant d’encombrants effet de réel.
Après tout pourquoi pas. Un roman au premier degré concentré seulement sur son récit. Mais alors l’insistante inscription sociologique lasse d’autant qu’elle paraît se complaire dans une vision du monde passablement déprimante tant elle se focalise sur une féminine frustration. Au fond, il s’agirait d’offrir le point de vue strictement inversée de celui de Lina Wolff dans Les amants polyglottes : la femme blanche, entrant dans l’âge mûr, se définirait par une frustration définitive. Par une convention fastidieuse, le roman se cantonnerait dans le portrait d’aigris et de malheureux. Nora, l’héroïne est célibataire, institutrice (un peu chiante et un peu triste comme chantait Renaud quand il savait faire des chansons), elle est rattrapée par l’âge, l’impasse de ses fantasmes artistiques. Pour un peu elle se confondrait avec les protagonistes poussives de La fille du train de Paula Hawkins. Notons au passage un méchant biais interprétatif de ma part. Ce roman donnera lieu à des rapprochements, tous avec des romancières. Serait-ce un facile raccourci biographique ? Passons. Claire Messud dépasse très vite cette illusion référentielle, elle sait s’en servir comme d’un cliché quand il est si habilement défini :
Voilà le problème avec les clichés : ils décrivent fidèlement quelque chose, raisons pour laquelle nous en usons et abusons, jusqu’à ce qu’ils se réduisent en poussière.
Au-delà de son portrait assez fonctionnel, de ces femmes célibataires et esseulées, invisibles, au point de se confondre dans des existences de substitution, à hanter la famille d’autrui pour s’en approprier la mémoire, La femme d’en haut propose une interrogation sur l’éthique du récit. Afin de sortir, selon une magnifique formule, de « l’écorce opiacée d’une existence », Nora se passionne pour Reza, un de ses élèves italiano-libanais. Elle éprouve une fascination coupable pour la vie de cette famille dans laquelle elle s’immisce. Le père, prof d’éthique, se pose cette question au centre de tout roman :
L’éthique et l’histoire. Il s’intéresse à l’impossibilité de raconter une histoire objectivement – l’objectivité n’existe pas après tout – , et on doit donc essayer de le raconter d’un point de vue éthique, mais qu’est-ce que cela signifie ?
Insoluble interrogation. Le mari, Skandar, en bon philosophe en proposera une étude de cas. Notons que toute la beauté de ce roman est d’ailleurs de laisser son rôle dans l’ombre : a-t-il participer aux manipulations dont Nora sera la victime consentante ? L’illustration, ambivalente comme toute casuistique, est la suivante : à raison, on associe à l’Allemagne, dès l’enfance, le nom d’Hitler, qu’en serait-il si on ne lui racontait que l’histoire de Bach, Hegel… ? Skandar trouve d’ailleurs dans ses interrogations sur le récit une façon de se reconstruire. Libannais, il connaît l’horreur, celle des camps si éthiquement décrit par Mouwad dans Anima. Sa vie aurait-elle pu être différente s’il avait choisi les États-Unis, voire le Québec, plutôt que la France. Très belle réflexion d’ailleurs sur l’émigration intellectuel aux États-Unis. Il semble d’ailleurs que ce poids de l’extériorité, cette intrusion de la violence, donne tout son poids à la réflexion artistique qui va suivre.
Nora se prétend artiste. Superbe remontée dans son passé, récit de la mort de sa mère, de ses tentatives d’émancipation dont Nora se croit encore chargé. Comme très souvent, chez les artistes si instinctivement décrit par Siri Husvedt dans Tout ce que j’aimais par exemple, Nora crée des dioramas. Des chambres en miniatures comme « autant de fragments accumulés pour étayer {s}es ruines. » Je penche pour une empathique ironie, dans le choix de représenter la chambre de Virginia Woolf ou celle d’Emily Dickinson. Même si la grande poètesse américaine reste à mon sens celle qui resta confiné dans sa chambre comme le fit Dickinson. Elle voudrait intituler ses installations Une chambre à soi ? Claire Messud souligne avec pertinence l’impasse de cet art qui reproduirait le réel, s’enfermerait dans la contemplation de ce qui a été et non de ce qui pourrait être. En somme, grande idée de ce roman, l’art serait surtout une question d’émulation, de jalousie en tant que fenêtre voyeuse sur un monde possible. Nora se remet à créer que par un désir informulé pour ce que représente Sirena au nom si transparent. Artiste accomplie, elle incarne l’image d’elle-même que Nora voudrait avoir. Indéniablement, un nouveau détour dans ce palais des glaces, où toute issue, est un nouveau miroir trompeur, par lequel Messud définit l’univers de son héroïne. Néanmoins, si le roman fonctionne, c’est par la capacité à ne pas regarder de haut ses personnages. Aucune moquerie cynique des aspirations de Nora. Elle nous ressemble alors. Si elle reproduit avec autant de détails des chambres d’artistes emblématiques c’est pour revivre ces moments d’illuminations où
l’espace d’un instant, c’est comme si le couvercle du monde se soulevait, comme si le monde lui-même était une maison de poupée, et que vous découvriez quel effet cela ferait de le voir tout entier, d’en haut : une magnificence vertigineuse.
Le roman ne propose rien d’autre. Mais cette entrée dans les chambres mentales de ses personnages est déjà une réussite suffisante. Une très belle idée que ce regard extérieur sur la vie d’artistes, ses poses et ses arrangements. La femme d’en haut a par ailleurs la très bonne idée de ne pas se cantonner dans les hautes sphères artistiques. Nous ne sommes pas dans le New-York arty de Husvedt. La vision de l’art dont la réussite dépend d’une capacité à rencontrer et flatter les bonnes personnes (à parler du genre en citant Barthes et Butler comme le dit drôlement Messud) appartient davantage à l’univers des Furies de Lauren Groff. Sans doute aussi pour expliquer sa timidité et ses ratages, Nora, non sans raison, qu’un artiste est avant tout « une personne sans scrupule». Sirena saura rencontrer les bonnes personnes, profiter (selon encore une magnifique formule de ce livre dont l’écriture est fluide et pointue) du « séisme saphique » que Nora s’efforce de croire ressentir à son égard. Le dénouement est un peu gros dans sa récupération du désir. D’ailleurs pour définir un artiste, il semble que le langage doivent se plier aux néologismes. Lauren Groff y parvenait, Claire Messud emprunte à l’italien le terme « respinger » pour cette capacité très artiste à réfuter l’existence de ceux qui nous gênent, n’entrent pas dans notre vision monomaniaque, voire narcissique du monde. Avec une très belle finesse, Claire Messud souligne que l’attraction de Nora pour cette famille idéale n’est jamais seulement sexuelle. Davantage une question de manque. Là où l’art est chez lui.
Ce noyau était le manque – « manque » est un meilleur mot que « désir » : il exprime cette envie d’atteindre quelque chose sans y parvenir, cette aspiration, cette attirance physique à la fois intense et mélancolique, très vite un peu triste et lucide, mi passionnée, mi résignée.
Davantage que dans la description d’installation artistique, souvent dans l’évocation des souvenirs de Nora, de ses rencontres avec son père, Claire Messud me paraît toucher juste. J’espère pouvoir découvrir d’autres œuvres de cette romancière singulière.
Tout un programme cette différence entre « manque » et « désir » …. Merci pour cette « respingerie »
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