Sombre roman sur les lumières imaginaires, les ténèbres trop réelles, d’Istambul, Maudit soit l’espoir se révèle un hymne chatoyant à la fiction. Sönmez signe un roman polyphonique ou des prisonniers, dans un souterrain très dostoievskien, élude leur torture par l’imagination de doubles, l’invention d’une autre manière de raconter des histoires universelles. Un superbe roman.
Hasard des lectures, elles tissent souvent un réseau comme pour former une constellation. Une théorie seulement dans le sens astronomique. Une façon de s’interroger sur le rôle critique de ce carnet de lecture. Exhibition de goûts paradoxaux de se vouloir éclectiques. Pourtant, reste un souci avec la généralisation. Aucune théorie de la littérature. Des aperçus et encore je le voudrais comme empruntés, prononcés pour ainsi dire par des personnages de romans. Derrière, peut-être l’avis de l’auteur comme si réellement il importait. Des aphorismes définitifs mais présentés comme un avis fragile
Ce dont les gens ont vraiment peur dans cette vie, c’est d’eux-mêmes.
Maudit soit l’espoir est empli de ce type de révélations. Elle vous frappe avant que leur évidence ne vous paraisse, à l’énoncer, une manière de stupidité. Tel le rapprochement qui va suivre. Difficile, surtout quand comme moi on ne connaît que lui, de ne pas penser à la lecture de Sönmez à Orhan Pamuk. De là à conclure que la littérature turque emprunte à l’Occident ses intuitions dont elle aime à se prétendre blaser…
Pour creuser ma crasse ignorance du contexte turque, rentrer dans le sujet à l’occasion aussi, Maudit soit l’espoir entretient un rapport ambivalent avec le présent turc dont d’ici, nous savons surtout les horreurs. La répression frappe. Sans doute Sönmez ne parle-t-il pas réellement de celle contemporaine. Impossible pourtant de ne point y songer. Les tyranies, de notre vies du-dessus, se ressemblent. Néanmoins, Maudit soit l’espoir n’atteint pas à l’ambivalence de L‘archipel des Solovski. Parfois, l’auteur sombre dans une forme de nostalgie toujours astringente. Mais toujours avec l’élégance de la prêter à ses personnages. Au docteur principalement.
Pour continuer une approche par ressemblance, Maudit soit l’espoir emprunte sa structure au Décaméron. Il se révèle donc assez proche, quoique plus sensible, du Jardin des sept crépuscules de Miguel de Palol. Chacun des prisonniers de ce tunnel raconte une histoire pour tromper la mort dont la menace n’a rien d’abstrait. Pour maintenir ce parallélisme hasardeux (pas certain qu’il apporte un surplus de sens), soulignons l’apport curieux chez Sönmez de l’illustration iconographique. La première page du roman s’orne d’un plan de la prison comme Le jardin des sept crépuscules traçait des plans d’une perspective censée apportée un sens supérieure, voire transcendant. Du présent livre se détache, par ce plan loin d’être indispensable à la lecture, se détache une intuition de lecture. Désolé de dévoiler ainsi une partie de l’intrigue de ce si beau roman mais il me semble que ce très beau roman se referme sur une vision unique. Les personnages ne sont, peut-être, que des ombres. Leurs différents récits un dialogue fantasmé pour ne pas sombrer. L’invention d’attitudes héroïques pour ne pas céder à la menace de la torture. Pour clôre l’écho avec Le jardin des sept crépuscules chez Sönmez la menace mortelle commande les discours mais elle est une présence faite chair, une douleur perçue dont l’auteur rend compte sans faux-semblants, pas même celui du pathos.
Par leur façon de s’arracher à l’insoutenable de leur situation, une cellule dans laquelle chacun de nous attend la mort (pour paraphraser Pascal via Malraux) et fait face à sa condition humaine, les personnages suscitent la sympathie du lecteur. Leur destin, tel un rendez-vous manqué puisque le dérèglement temporel structure chaque récit, nous frappe douloureusement. Le docteur s’accuse à la place de son fils, le barbier poursuit sa femme et tue ceux qui la poursuivent, l’étudiant échappe à un rendez-vous à la bibliothèque. Le contemporain de ces prisonniers est parfaitement traités. Sans doute parce que Sönmez a l’intelligence de le dévoiler dans une compréhensible réticence à parler de soi. S’exposer le moins possible pour se préserver de dénoncer ses co-détenus. Mais, comme l’indique par antiphrase le titre de ce formidable roman, nous ne sommes pas condamnés à une visite guidée des geôles turques. Insupportable et complaisant.
En nous racontant des histoires, ce que nous tentions de trouver c’est la trace de l’instant présent que nous tentions de suivre.
Chaque chapitre, avant de revenir sur le passé de celui qui en est le narrateur (peut-être) seulement en apparence, raconte une histoire. Elle ne se prétend jamais singulière. Toujours une fable qui, dans les souterrains stambouliotes, trouve sa singulière lumière. « Restait-il dans ce monde des histoires non-racontées, des paroles non-prononcées ?» En dehors de Dostoievski dont Kamo le barbier paraît une incarnation archétypal de ses personnages du souterrain (« Kamo le barbier parlait des profondeurs, des rivages des profondeurs, des solitudes des rivages), du Décaméron en tant qu’incarnation première du roman, Maudit soit l’espoir livre une vision très sensible de Melville. Les hommes sont des argonautes en chasse de leurs chimères. Ils se constituent à la poursuite d’un mythe. Sönmez lui donne le joli nom d’Istambul.
Moi j’étais le conquérant du songe. Je croyais en Istambul, je vivais son fantasme. Alors que le désespoir se répandait comme la peste je savais qu’ils avaient besoin de moi là-bas.
Celui qui se révélera peut-être l’unique narrateur vit dans un village lointain, sans doute même dans un passé emprunté au conte non de fées mais d’un orientalisme si flamboyant ici. À travers les récits de son père, il invente la cité de rêve, son passé mythique, les histoires qui la fondent. À mes yeux ignorants, Istambul reste une cité littéraire. Sans doute par parasitage du regard de Pamuk. Maudit soit l’espoir, un peu à la manière dont Laidlaw incarne Glasgow, illustre le rêve d’Istambul par ses habitants. Modestes rêveurs définitifs, comme disait André Breton (pour rester, après Malraux, dans ces évidences dont la littérature fait échange), Istambul serait la ville de l’irréalité, celle des questions plutôt que des réponses. Enfermé les protagonistes livrent un hommage sensible. La dernière scène, autour de raki, est à ce titre déchirante d’émotions contenues mais frappantes.
Qui d’autres que les poètes restait pour parler la langue de la mort et promettre aux hommes l’infini de la réalité au lieu de l’immensité du désir ?
Je le disais à propos de l’ensorcelant L’avancée de la nuit : il est des lectures semblant se justifier par une seule phrase dont le sens vous arrête. L’intuition d’autre chose, de cette chose étrange en nous-mêmes pour paraphraser Pamuk. À travers toutes ces histoires, la réalité de la ville apparaît dans sa délétère et baudelairienne beauté. À l’instar de cette Chose étrange en moi, les gecekondu, des bidonvilles construit en une nuit semble l’adresse, mouvantes, de la subversion. Une forme de résistance aussi à une modernité empressée. Maudit soit l’espoir joue de ce temps bloqué. Istambul figé dans son passé, dans sa mémoire douloureuse. Le temps est toujours représenté ici comme une horloge déréglée. Notons aussi la présence du thème, autre fondement du roman, du double. Cette certitude qu’il existe pour chacun de nous un être emprisonné au sous-sol, soumis à la torture. Cette figuration qui ne s’accroche à aucune époque trop strictement catégorisée touche alors à un universel jamais théoriser. Gardons nous alors de le faire. Pour refermer nos propres préventions critiques, ouvrons cette note sur le plaisir de cette lecture.
Je remercie Gallimard pour la découverte de ce roman. Il sortira le 11 Janvier 2018
Maudit soit l’espoir, Sönmez Burhan, trad. Madeleine Zicavo, 21€50.