Laidlaw dans ses œuvres. Dans ce volume central de cette terrible trilogie de McIlvanney, l’inspecteur se passionne pour la mort d’un de ses indics. Avec son talent habituel, McIvanney poursuit son exploration de Glasgow, sa richesse modeste et d’une inexpugnable dignité en dépit de sa pauvreté. Le polar à son top : regard social sans concession ni condescendance, intrigue retorse, mise en pratique sans jugement de la morale.
À s’entêter à parler des livres lus, la posture devient incertaine. Ce scepticisme devient, certes, lui-même une autre imposture. Un doute élégant trimballé comme parade d’une fausse modestie. Il ne s’agit pas tant de remettre en cause sans cesse l’outrecuidance d’affirmer un avis, plutôt d’en souligner les paradoxes. Facile dichotomie : au plaisir de la lecture s’opposerait à celui, non moins enthousiasmant, de s’arrêter sur celles dont il est aisé de tirer un commentaire. Pour ne pas s’enfermer dans la vaine abstraction, représentons ainsi cette oscillation : d’une part Pierre Lemaître et l’intelligence narrative de Couleurs de l’incendie et, d’autre part, la sophistication morale (même si l’éthique du récit n’est jamais loin comme le soulignait avec raison Claire Messud) d’un Tous les hommes du roi ou dans une spéculation nécessairement spéculaire (comme si ce genre de lectures renvoyait obstinément à une miroitante complexité sémantique) du Jardin des sept crépuscules. Désolé de ce qui paraît, peut-être, de lassant souci méthodologique. Mais, et j’en reviens ainsi aux Papiers de Tony Veitch, la moindre des choses reste de s’interroger sur ce que l’on fait. Dans un passage, court et drôle, Harknesse, l’accolyte de Laidlaw qui, comme dans Laidlaw, en permet un portrait sensible, se rend dans un salon de thé où, interdit, il examine
ces petits rituels qui permettent de sortir de l’ennui d’existences « réussies » sans qu’on ait jamais été saisi par le doute qui inciterait à examiner les conditions de cette « réussite ».
Tel est, au fond, ma position sur mes incertitudes critiques. À quoi bon rendre compte de lecture, se poster en censeur ou en juge, si ce n’est pour y retrouver un écho compréhensif à mon propre vécu. McIlvanney nous fait la grâce de nous rappeler cette évidence : lire doit servir à vivre avec plus d’intensité. « Une sorte de nourriture psychique qui devait se transformer en énergie vitale. » McIlvanney ne développe pas pour autant le tropisme d’un anti-intellectualisme. Autre forme d’un populisme révoltant. Jamais il n’est plus à son aise que dans la mise à distance, celle admirablement réussie dans Étranges loyautés de cette vie intellectuelle dont son personnage porte à la fois le regret et sa mise à la pratique. Pour continuer à me situer dans cette lecture, j’ai toujours cru à cette dépressurisation de la réalité. Impérieuse nécessité de croire qu’elle nous échappe afin de se rappeler qu’il nous faut se « colleter » avec elle. L’affronter avec moins de faux-semblant possibles. Avouer alors se reconnaître parfaitement dans ce genre d’affirmations qui constituent le centre du récit de cet indispensable roman
On ne peut reprocher à personne de se cacher, mais inutile de consacrer des volumes entiers à essayer de se justifier à moins, bien sûr, que cela facilité votre propre dissimulation.
Dont acte. Pour poursuivre une compréhension de soi en rhizomes, il me semble encore, je tentais de le penser à propos d’Eureka Street, un critère pertinent pour se situer dans un roman est l’attachement au lieu traduit par la description des décors. Pour dépasser l’empathie minimale à ressentir pour les personnages, le pathos un peu trop appuyé auquel cela donnerait lieu, je crois que la lecture d’un roman doit nous projeter dans un décor. Non tant l’envie d’aller se confronter avec sa réalité mais l’impression d’immersion dans un univers singulier. Néanmoins, comme le Belfast de McLiam Wilson, à la lecture éminemment recommandable de cette trilogie, impossible de ne pas souhaiter découvrir Glasgow. De ses pubs crapoteux et mirifiques, des échos aux descriptions à la fois minimalistes et morales que nous livre McIlvanney. Ainsi, un bistro près de la gare devient un endroit d’où « émanait une saleté grumeleuse qui n’appartenait à personne, c’était une poubelle pour temps perdu. » Avant de revenir sur la portée philosophique, comme c’est chic, de ce roman, soulignons (paraît que c’est un passage obligatoire) une très légère réserve sur le style d’une simplicité frappante, d’une colère rentrée, de McIlvanney : un peu trop à mon goût de comparaison aux chutes du Niagara. Façon, vous le voyez de souligner l’absurdité de tout jugement critique sur une œuvre.
À peine moins ridicule d’insister sur la dimension morale sur laquelle repose toute la littérature policière. La très mauvaise est alors logiquement emplie de jugement de valeur, de psychologie hâtive et comportementalistes. McIlvanney est toujours plus intelligent : ses dénouements ne remettent rien en place pour laisser le lecteur tranquille face à ses certitudes faussement un instant dérangées. Drapées dans son exemplaire vertu, les actions de Laidlaw ne résolvent rien ou trop tard. Prendre en charge les morts, intervenir quand tout est déjà dit est le travail de la police et, peut-être, le rôle de la littérature. McIlvanney, comme son personnage on le devine, est revenu des illusions de l’intelligence et de son jugement. Même si ses personnages éprouvent une « instinctive réaction pascalienne concernant l’heure de la fermeture des paris », s’acharnent à se justifier eux-mêmes, tentent de conserver une once de dignité, l’essentielle de ce roman tient à cette certitude absolue : « Aucune mort n’est indifférente. » Chaque mort concerne l’ensemble de la communauté des vivants.
Bien sûr, Glasgow n’est pas qu’un décor intangible, séparé. Toute cette trilogie est une apologie de la décence de ses habitants. À l’exemple de Jérusalem, Les papiers de Tony Veitch est une plongée dans ce que McIlvanney ne s’aventurerait pas à qualifier des bas-fonds mais davantage dans « le souvenir de ces gens qui avaient fait leur trou absurde au cours d’existences ardues. » Avec une vraie compréhension, sans jamais en occulter les défauts et autres attachantes faiblesses, McIlvanney en fait
les martyrs de la décence, jusqu’à traiter la mort avec cette politesse instinctive, cette bonté non officielle, non codifiée. {…} Ils n’étaient pas voués à Dieu ni à des principes politiques élevés, mais à une générosité quotidienne non contrainte, à rendre la vie plus supportable pour les autres et eux-mêmes. Et ils étaient légion.
Facile, et odieux, de moquer cette profession de foi. Mais Les papiers de Tony Veitch en sait toute l’ambivalence. Laidlaw n’est pas un héros. Un fond d’égoïsme commande ses actes. Déjà, il ne supporte pas les amis de sa femme, se réfugie dans une douleur crue plus vraie que l’affrontement avec notre banale quotidien. Une part d’idéalisme coupable dans ce genre de proposition dont il ne faut méconnaître l’élan vital
Il voulait se colleter avec la vie, tout de suite, tous les jours, aussi bien qu’il pourrait, sans le secours de l’air conditionné des croyances et, après, simplement avoir le droit de s’allonger avec tous les autres qui avaient fait le même choix. C’était ça le plus difficile.
Si la lecture sert à vous rappeler ne serait-ce que l’urgence de la « vraie vie », sert à vous rappeler la fragilité de votre confort mental toujours séparé, sa mission me semble remplie. Les papiers de Tony Veitch, par les déclarations posthumes et manuscrites laissés par cette victime qui veut vivre moralement, dans le Glasgow criminel puisque populaire, livre à nouveau – comme pour annoncer – Étranges Loyautés une belle mise en discussion de l’idéalisme. L’étudiant marxiste avec qui va se saoûler Laidlaw, en une commémoration concrète, donne lieu à une scène admirable.
Superbe romancier que McIlvanney !
Loin d’un roman policier caricatural ou, plus simplement, d’une littérature caricaturale, car il n’y a pas que le roman policier qui peut l’être… ou qui peut reposer sur une dimension morale…
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