Avec un style au brio sarcastique, Juan Manuel de Prada dépeint la vie littéraire bohème à Madrid de 1908 à 1936. Sa satire picaresque, les très grandes saloperies de son protagoniste, évitent aux Masques du héros de virer à la reconstitution historique. De Prada livre ainsi un aperçu violent d’une période d’accommodements et de violence.
Besoin à l’occasion de m’extraire de l’actualité des sorties. Plonger dans une découverte de hasard. Acheter un livre chez un bouquiniste sans rien savoir de son auteur. Pas plus mal en l’occurrence car les positions du romancier sans doute m’aurait arrêté. Pas certain pourtant que Les masques du héros reflète ses engagements très droitiers.
Son roman, toujours intéressant par sa façon d’être truffé de trouvailles stylistiques, n’en suscite pas moins de nombreuses réticences. En premier lieu une manière de misérabilisme excrémentiel. Les masques du héros se plonge dans une évocation trop renseignée pour ne pas faire preuve à tout instant de son érudition mais, au contraire, l’exprimer dans un style censé refléter celui de l’époque. Autant que je puisse en juger, Juan Manuel de Prada y parvient admirablement. Fernando Navales, traître à tous et à lui-même avant tous raconte son histoire sans être avare de bons mots et d’effets de style. Zeugma (des ampoules aux pieds et à l’âme…) et autres envolées lyriques lui servent d’excuses au cynisme avec lequel il inflige et subit « une série d’humiliations dont {il} ignore qui fut le vainqueur. » Le cynisme d’ailleurs, s’il faut se laisser aller à la facilité du jugement politique, m’a toujours semblé un apanage de droite. Passons.
Il ne manifeste jamais dans sa conduite les conflits de son âme ; comme dans la tragédie grecque, nous ne contemplons jamais le visage du héros, mais le masque qui le voile à nos yeux.
Navales est constamment détestable. Il promène son regard hautain sur une misère en marge de la littérature. La description, toujours très sexuelle, vire donc au tropisme excrémentiel. Les lieux puent systématiquement la pisse, les pantalons sont couverts de merde. D’un bistro l’autre, de la création fumeuse d’une avant-garde confuse à celle d’une révolution républicaine ou fasciste, De Prada nous enferme dans un univers de putes et d’anarchistes sans que l’on sache qui se prostituent le plus. Effet de saturation souvent. Dans les mêmes années, Pierre Lemaître traite sa satire avec une sympathie si mordante que ses personnages rendent la lecture de Couleurs de l’incendie haletante.
D’autant que l’intrigue – la doublure de Navales en sa némesis Galvez dont il pille l’œuvre – semble parfois s’égarer. La tentation de tout dire, de raconter la place de tous les écrivains de l’époque. Même si les rencontres d’un lieu à l’autre paraissent alors un rien artificielle, c’est dans ce domaine que le charme opère. Il faut d’ailleurs absolument lire la préface de ce roman. Avec une prétention juvénile, l’auteur assure que la vérification est un défaut d’imagination. « Le respect scrupuleux du passé est l’alibi de ceux qui désirent masquer la médiocrité de leur prose. » La valeur de ce roman tient alors à son détachement de la réalité. Une série d’aventures derrière lesquelles se planque le narrateur. Le véritable protagoniste est sans doute ce poète haut en couleur, près à se vendre ou à mendier accompagné de son fils fœtus, Galvez. Le personnage pourtant n’est guère attachant, un rien trop extérieur. Le portrait de ceux qui évoluent en périphérie de la littérature, prêts à tout pour publier un article, même sans être payer, trouver un peu de reconnaissance pour leur élucubrations solitaires. S’en sentir, hélas, pas si éloigné.
Parfois, le roman parvient à de très jolies projections. Le genre est toujours, en son sens premier, spéculaire. Navales fuit les miroirs car il y voit ce qu’il se sait condamner à devenir mais aussi les remords, cette « couardise rétrospective » dans une des très nombreuses réflexions pertinentes de ce roman. Ce miroir plein de projection plonge d’ailleurs le roman dans une belle irréalité. L’ensemble des actions, souvent peu reliées entre elles, n’est jamais daté. Une sorte de flux cauchemardesque.
De Prada n’est jamais aussi bon que dans le portrait d’écrivain. Il crée d’ailleurs une curieuse alchimie entre le style et l’homme. Peut-être l’époque en rêvait-elle. Sans hélas se départir de son excès de noirceur convaincu qu’il est (sans doute pas tout à fait à tort) que « l’histoire de la littérature n’est guère qu’infamies et paradoxes. » Le théâtre est acheté, le succès d’une pièce tient à sa claque. Rien à changer nous dit Les furies Très beau portrait en décadent de Ramon Gomez de la Serma ou pour donner une idée de la brillance de la prose de ce roman, un écrivain plutôt méconnu est ainsi décrit :
À sa prose adepte du vertige, il avait greffé le vacarme des cafés, les bulles du champagne et les pétarades des automobiles qui tombent en panne, un excès de passager à l’arrière.
Même si de Prada livre une très belle réflexion sur le plagiat comme la seule chose qui reste à faire quand tout serait écrit, s’il donne un portrait assez énigmatique de Bunuel partant à la chasse des homosexuels avant de se plonger dans les entrailles d’un âne mort, cette parodie de l’enthousiasme, toujours moqué, de la création d’avant-garde me pose question. On connaît la célèbre formule de Paul Valery sur la « crise de l’esprit », la civilisation malade et toutes ses fariboles. Même s’il ne l’énonce pas ainsi, une fois le livre refermé, je me suis demandé si la picaresque parodie des Masques du héros ne constituait pas un appel tacite au redressement, un retour à l’ordre.
La dernière partie du roman, après la chute de cette risible avant-garde « ultraïste », donne pourtant une vision nettement plus nuancé. Une proximité mondaine des extrêmes. Navales passe d’un camps à l’autre. De Prada se moque des anarchistes, des prévisibles dissensions de la gauche mais livre une vision de la phalange toute aussi exaltée par ses fantasmes nécrophiles. En résumé, si vous avez le cœur bien accroché vous pouvez lire ce roman qui donne un aperçu assez intéressant des prémisses de la guerre civile espagnole. Soulignons néanmoins que le lecteur ne sort pas « grandit » de ce livre. Expression un peu naïve mais si ici est le lieu ou affiner mes goût, ne point trop céder aux lectures trop boulimiques pour n’être pas vainement éclectiques, en dépit de la platitudes, ma préférence va aux livres qui suscitent l’enthousiasme, l’espoir d’une vie avec plus d’acuité et d’intensité. Stupidité sentimentale sans doute. Un certain refus de m’estomper dans « l’eau-forte de la normalité » comme le dit un rien trop joliment Juan Manuel de Prada.
A reblogué ceci sur Le Bien-Etre au bout des Doigts.
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Eh bien, on évitera d’aller se perdre dans cette sorte de cloaque…
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