Par le récit d’un séminaire, davantage que d’une croisière, Mendelsohn nous livre une vision limpide et fine de l’Odyssée. S’emparer de ce texte dessine alors un portrait sensible de son propre père. Cette quête érudite, souvent diablement sérieuse n’atteint pas tout à fait la profondeur obsessive et obsédante des Disparus mais offre une très belle méditation sur la transmission.
D’abord, pour parodier le père de l’auteur « n’y a-t-il que moi ici à me demander si» l’idée de partir pour une croisière sur les traces d’Ulysse est loin d’échapper au ridicule. Désolé mais le tourisme à prétention culturelle me dégoûte. La culture me semble s’y transmettre comme une lettre morte. Venez admirer un objet de dévotion sans présence, sans inquiétude. Heureusement le récit de cette croisière, très au premier degré, voire chargé d’un encombrant sentimentalisme, a une place minime dans ce roman.
Cette croisière me paraît néanmoins révélatrice de l’attitude de Mendelsohn. À plusieurs reprises, j’ai entendu cette critique à son égard : peut-être après le succès des Disparus l’auteur aurait une certaine tendance à se prendre au sérieux. Une tendance déjà perceptible dans son précédent roman où, certes, l’humour aurait flirté avec la faute de goût. Mais, dans cette transmission de savoir, dans ce qui peut paraître aux esprits chagrins un recyclage de notes de cours, la distanciation de l’ironie ne m’aurait pas déplu. Durant ma lecture, passionnante au demeurant, une comparaison mineure m’a perturbé. Une pensée, sans doute hors de propos, pour Les gagnants de Julio Cortazar.
Cette réticence, largement effacée par les indéniables qualités du texte, éclaire sans doute mon ambivalence face à la culture dite classique. Une indubitable paresse intellectuelle de ma part face au monde antique, à l’apprentissage de sa langue. Des souvenirs universitaires où rien ne voulait y comprendre. Là encore à cause d’une vision stéréotypée d’une vision de classe de la culture. Un mal énorme, et dolent, à envisager l’impact sur mon quotidien de ces textes dont, sans cesse, on rabâche le modernisme comme afin de prouver que jamais les choses changent. La mauvaise conscience de savoir avoir tort, le déchirement délicieux de s’entêter dans ses mauvaises décisions. Doucement, je compense par exemple avec Pline le jeune.
Pour rompre avec cette vaine exposition de soi, disons seulement que jamais, malgré de nombreuses tentatives, je n’ai réussi à lire L’odyssée d’Homère. Jeune con à l’esprit de contradiction surdéveloppé, je me complaisais dans cette pirouette : la relecture de Joyce ou de Godard me suffisent. Si vous êtes peu ou prou dans cette citation, la lecture d’Une odyssée vous ravira. Sinon, une connaissance plus approfondie poussera sans doute à vous demander si Mendelsohn ne recycle pas des platitudes (n’appelle-t-on pas ainsi ce que l’on croit connaître pour moquer l’ignorance d’autrui ?) universellement admises. Il souligne la nécessité d’un guide pour s’aventurer dans la découverte de ce texte. Un très beau portrait de l’auteur en passeur. Enseigner pour apprendre d’autrui, guider pour voir ce que l’on ne saurait entendre.
Une odyssée dans sa langue simple fait montre de magnifiques qualités pédagogiques. L’impression d’avoir tout compris à l’œuvre d’Homère après cette lecture, d’avoir compris sa très fine façon de jouer sur les mots et d’éclairer toutes les implications collectives que ce texte fondateur aura sur tous les romans.
Mendelsohn reprend une structure assez proche de celle des Disparus. Son histoire personnelle doit rejoindre un archétype qui le dépasse. La question qui oriente alors la lecture s’avère alors la suivante : qui est ton père ? Ulysse est l’homme aux douleurs et aux détours, l’homme de la ruse et du récit. Celui qui dès lors veut imposer une reconnaissance qui ne peut se faire qu’à travers un nouveau jeu de masque.
Par une sorte de jeu de compensation (Les disparus portait sur la famille de sa mère), Mendelsohn s’interroge sur la famille de son père, sur son silence et sa dureté, sur sa persévérance à croire pouvoir apprendre seul, à rejeter à ce titre toute hypothèse divine. Dans l’incompréhension qu’il suscite chez son fils, Jay Mendelsohn est un personnage admirable. Peut-être uniquement car j’y ai retrouvé une version plus achevée de moi-même. Comme dans son précédent roman, j’aime la pudeur avec laquelle l’auteur envisage la sentimentalité de cette relation de filiation.
Au fond, Une odyssée, très antique, fait œuvre de piété. À la toute fin, dans la sécheresse émotive du récit de l’agonie, de ce retour qui serait, pour Ulysse comme pour son père une perte d’identité, le romancier sait rendre une présence. Avec une admiration que naïvement j’interroge. Une sorte de beauté inaccessible à cette glorification déjà trouvée dans ce portrait filial plein de piété qu’est L’oubli que nous serons. Une indéniable grandeur à ne pas vouloir salir ce que l’on portraiture. Une odyssée ravive la culture quand sa lecture nous renforce sans sombrer dans la hargne des Masques du héros.
Donnons un seul exemple de cette circulation du texte antique au roman en train de s’écrire par son interrogation sur le langage. Afin de sonder le mystère d’une vie de couple, Mendelsohn a recours au joli terme homérique d’homophrosynê. Cette harmonie d’esprit censée régner entre Ulysse et Pénélope, le couple de ses parents en donnerait une image négative. Notons, pour laisser au lecteur le plaisir de le découvrir, que chaque mot analysé par Mendelsohn se révèle une clé de L’odyssée. Ainsi, Pénélope et Ulysse partagerait ce goût de la ruse d’où une reconnaissance qui se ferait par le piège d’un lit impossible à déplacer.