Le propre d’un grand écrivain est sans doute de nous captiver par un sujet rebattu. Dans Couples, John Updike y parvient en traitant avec précision, empathie et différenciation des points de vue, non tant du marivaudage et de la culpabilité adultérine mais des instants d’oscillations de ses personnages, leurs sensations les plus secrètes derrière l’horreur hypocrite de leur sociabilité.
L’excellente revue en ligne En attendant Nadeau a eu l’excellent idée de consacrer un dossier à « L’imaginaire », la collection si emblématique de Galimard. Les couvertures blanches, bariolées souvent comme signe clandestin de reconnaissance de tant de lecteurs. Des générations, dont je suis, se sont formés avec ces livres. À la lecture du Ruban au cou d’Olympia de Michel Leiris, du Coupable de Georges Bataille, des Somnambules d’Herman Broch, d’Auto-dafé de Canetti, des Papiers collés de Georges Perros et de combien d’autres.
L’identité graphique de la collection a été remaniée, son identité demeure inchangée. Disons, au risque de paraître flatteur, la présentation d’une prose qui résiste au temps. Couples, initialement publié en 1969 en France, joue d’une modernité datée dans un décalage toujours instructif. Dans son ampleur (sans doute faudrait-il mentionner ses lègères longueurs, essentiellement dans la deuxième partie « Les Applesmith et autres jeux »), ce roman pourrait se réduire à un témoignage historique. Telle était la conception des relations amoureuse dans la classe moyenne supérieure, périphérique, durant les années soixante. Dans une vision plus féminine, même si Updike n’en minore jamais les souffrances, Angela Huth nous dépeint ce même discours amoureux dans Valse-hésitation.
Ces couples, plus pathétiques que pitoyables, passent à côté de l’Histoire et s’empêtrent dans leur histoire. Avec une véritable intelligence, tout jugement sur l’Histoire, sur les successions de générations est rendu comme un propos social, comme le point de vue d’un des personnages. Heureusement, car certains propos soulèvent une incompréhension certaine. Pour le dire rapidement, ces gens d’un conservatisme inquiet se laissent aller à de tels a priori :
introduits dans une nation dont les chefs permettaient à une morale édulcorée de dissimuler une certaine astuce éprouvée, dans une culture où les passions juvéniles et les philosophies homosexuelles ne triomphaient pas encore, un climat encore furtivement hédoniste, dans un pays encore trop ouvertement menacé de l’extérieur pour se retourner ouvertement contre lui-même, un climat de période intermédiaire, d’attente et d’au-jour-le-jour, où toutes les généralisations, mêmes négatives semblaient stupides.
Édifiant, non ? Mais, Couples laisse jouer un certain décalage temporel. À la lecture de ce roman, on se demande en effet si Gallimard n’aurait pas pu se fendre d’une nouvelle traduction comme les toujours impeccables éditions Monsieur Toussaint Louverture ont fait avec Tous les hommes du roi. Toiletter peut-être celle-ci qui paraît par instant fautive (des prix indiquer en francs, des expressions étranges comme camion-plateau -pick-up ?-, des notes de traductions qui concerne la seconde occurrence d’un jeu de cartes ou une coquille amusante : auréole à la place d’aréole mais puisqu’il est question de seins…). Facilité, je pense, d’énoncer de telles erreurs marginales. Guetter les défaillances est une posture qui me déplaît.
D’autant qu’à la fin de la lecture, conserver la traduction intacte prend tout son sens. Une plongée dans une époque doit en montrer les stupidités et les ignorances, voire les superstitions haineuses. Rien ne m’agace plus que les romans historiques dont les personnages font l’économie de ses préjugés dont, sans doute, aucun de nous n’est véritablement dénué. Alors, certes, on sursaute à lire rose chochotte, des paupières qui lui donnent l’air juif et autres joyeuseté. Mais le sens, la valeur et, osons le mot, la beauté, de Couples surnage à ses reproches peu fondés.
La vie, dont il aurait aimé découvrir les secrets harmonieux, pesait gauchement sur lui.
Piet Hanema, le protagoniste de cette comédie de l’adultère, ce « complot de compréhension mutuelle », est très souvent admirablement décrit, dans ses instants vide, saisit au détour d’une phrase. Notons au passage l’usage toujours parfait de l’adverbe chez Updike. Tous les mauvais conseils d’écriture disent d’en proscrire l’usage. Lire que la tristesse monte sourdement me paraît remettre en cause ce type de recommandation. Pendant que nous en sommes à une très brève analyse stylistique, consignons l’éclat des phrases nominales où Updike arrête une sensation. Piet, faible victime de son désir de passion, friable mari volage nous devient ainsi sympathique. Surtout dans les souvenirs des serres de ses parents, de ses pensées insomniaques dont l’auteur sait si bien nous donner à entendre le reflux. Gastrique pour ainsi dire puisque Piet souffre d’ulcères.
« Penser à la peau ». Abordons enfin le cœur de ce roman : l’avidité de la sexualité dont Updike ne méconnaît ni le versant morbide ni celui morale. On parle beaucoup de cul dans Couples. Chaque personnage y cherche sa vérité mais surtout sa viduité.
Pourtant d’avoir à affronter la pleine plausibilité de la mort {…} le rendait incapable de réintégrer cette illusion de sécurité qui est l’antichambre de la vie.
Updike affronte frontalement la sexualité. Il parvient à en rendre tant les enchantements que les déboires. Songe et mensonge. En dire les ratages paraît facile, en écrire les illuminations une tâche plus complexes. Peu y parvienne, je pense ici au Dimanche des mères. Couples parvient à en dire l’amalgame de légéreté et de pesanteur. Enthousiasme et, sans cynisme, détumescence. Les scènes se répètent comme s’il s’y cachait une vérité, Piet compare les femmes, envoie la sienne coucher avec un dentiste avorteur, se laisse prendre à la réprobation hypocrite d’une communauté qui se repaît de l’exposition du secret et de la transgression qu’elle alimente. Updike s’abandonne alors à une manière de précision documentaire. La sexualité devient surtout – pour masquer la crainte de la mort qu’elle exprime – un objet de discours. La société petite-bourgeoise de Tarbox joue à l’adultère comme aux charades. Une pure parade mondaine.
Updike joue alors de la réprobation morale pour ce genre de comportement. Un moralisateur, au moins depuis Les liaisons dangereuses, connaît le danger d’asséner des leçons. Le grand romancier qu’est John Updike s’en garde bien. Il expose le résultat des inconséquences de Piet puis opère un fondu au noir. Couples fouille la vie ordinaire. Personnages sans héroïsme mais non sans grandeur. Par instant comme Freddy Thorne, le dentiste, qui sait que le plus extraordinaire est nos capacités d’aveuglement volontaire.
Évidement dans Couples, « derrière cette façade badine se cache le plaisir de détruire. » Updike nous le laisse entrevoir par un jeu très subtil, jamais déclaré, de correspondances et d’échos entre les scènes. Une grande place est laissé au rêve et à leurs interprétations toujours problématiques. Par ailleurs, la fille de Piet est hantée par la mort, miroir de la crainte paternelle refoulée. L’adultère croit pouvoir fonctionner sur cette logique de revanche. Reste des perdants. Piet accompagne sa fille chez le dentiste comme une vaine substitution à son incapacité d’y accompagner sa maîtresse qui ne se fera pas enlever que des caries. Et juste cette conclusion sur un avortement dont on sent que l’auteur peine à en admettre la possibilité : « La mort, une fois qu’on l’a fait entrer laisse partout ses empreintes boueuses. » Il faut donc lire Couples pour la multitude de ces notations, pertinentes et interrogatives, dont il fourmille. Pour aussi le magnifique et discret portrait d’Angela, la femme de Piet et pour le poids des représentations sociales dont elle reste la principale victime.
Un grand merci aux éditions Gallimard pour cet envoi.
Couples (636 pages, trad Anne-Marie Soulac, 14 euros 90
Je vais l’acheter et le lire du coup! Un grand merci et bravo pour ce super article!
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Votre texte est tellement longue qu’il va falloir je l’imprime pour pouvoir le lire vraiment. Mais pour l’instant je vous remercie pour m’avoir rappeler ce roman. Américain, j’aime lire certains « classiques » anglophone en français, en traduction, et j’ajouterai celui-ci à ma liste. A noter que le dernier que j’ai essayé, le Scarlet Letter de Nathaniel Hawthorne était tellement mal traduit (il y a un demi-siècle) que j’ai dû me renoncer à la lecture. Ce ne serait pas de tout un roman facile à traduire, mais . . . il mérite quand même que quelqu’un nouveau essaie. On regrette toujours la disparition de Bernard Hoepffner.
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Merci de votre visite. Autant que je puisse en juger (mon anglais est désastreux), la traduction a un peu vieilli et aurait mériter une légère révision. Les traductions des classiques (pour des raisons de droits) sont souvent excessivement anciennes. J’y trouve souvent un charme, le marqueur d’une époque.
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