Dans l’épaisseur de la chair Jean-Marie Blas de Roblès

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Évocation sensible, romanesque et rieuse d’un père par son fils. Dans sa prose toujours habile, référencée et incisive, Jean-Marie Blas de Roblès nous emporte à nouveau dans un pan méconnu de l’Histoire : celles de colons espagnols en Algérie. De Monte-Cassino à Sétif, Dans l’épaisseur de la chair dessine un demi-siècle d’atrocités et d’aveuglements toujours à l’équilibre d’un point de vue sensible.

Blas de Roblès est, me semble-t-il, un écrivain discret. Chacun de ses romans nous entraîne dans un univers très différent : une fabrique de cigares à Cuba et ses lectures de récits à la Jules Verne pour L’île du point Némo ou, dans Là où les tigres sont chez eux le Brésil pour une évocation des aventures rocambolesques d’un jésuite ayant si unanimement tort qu’il en devient attachant, tel un fragment de réalité trop biaisée pour n’être pas crédible. Sous les appeaux romanesques d’un naufrage, Dans l’épaisseur de la chair touche à la véracité, souvent émouvante, d’un rapport d’un père à son fils. Une sorte de lieu-commun déjà évoqué ici à propos du lumineux L’oubli que nous serons d’Hector Abad ou du très sérieux  Une odyssée de Daniel Mendelsohnn.

Blas de Roblès s’inscrit dans cette tradition sans céder au narcissisme ou au contentement accusatoire de l’auto-fiction. Le narrateur se réduit à une ombre intertextuel. Thomas Cortès m’a semblé un personnage secondaire de Là où les tigres sont chez eux. À feuilleter ce magnifique roman, je ne suis pas parvenu à l’identifier. Tant pis. J’aime la part d’incertitude contre de ces vérifications à visées scientifiques. Dans l’épaisseur de la chair reprend en tout cas, comme un commentaire bienvenu, les interventions du perroquet Heidegger. Là encore, la répétition comme forme d’invention. Éléazard, le personnage principal de Là où les tigres sont chez eux, fait même une brève apparition. Moins anecdotique me semble l’interruption de projet jamais véritablement menés à terme mais dont le roman conserve trace comme d’une ambition dont il ne peut se départir. Ainsi, Dans l’épaisseur de la chair pourrait se résumer à ce désir toujours inaccompli :

Projet : Réfléchir sur la désillusion d’optique. Écrire un court traité sur les aberrations de la croyance religieuse, du sentiment amoureux, de l’enthousiasme patriotique ou artistique, s’en trouver à la fois éclairé et désespéré.

L’auteur sait masquer ses ambitions sous une couche d’humour. Son roman comporte plusieurs strates de ces projets. Celui, pour donner un seul exemple de « bannir toute architecture qui ne soit pas une combinaison d’espaces thérapeutiques. » L’architectonique de Dans l’épaisseur de la chair semble illustrer cette adjonction. Avec une construction toujours admirable, ce récit paternel nous offre surtout une explication de l’écriture de Blas de Roblès : elle oscille toujours entre une précision, parfois savante, et la gaudriole un rien appuyée. Une question de langue paternelle peut-être. Son père affectait en public de parler un français trop précis pour n’être pas pédant et, en privé, des expressions populaires presque empruntées dans la bouche d’un médecin. Ce père autoritaire, admiré et envahissant, empli la bouche de son fils lorsqu’il prononce un gros mot. On ressent parfois cette délectation coupable quand Blas de Roblès se laisse aller à l’allusion salace. Souvent une façon d’excuser son sérieux.

Car le plus passionnant de ce roman est l’enquête historique rendue toujours comme une hallucination de souvenirs, de coïncidences dont le narrateur émet le projet de rendre l’aspect constitutif de toute biographie et ce jusqu’à « déplier la biographie de mon père jusqu’à  ce qu’elle donne sens à toutes les autres, y compris la mienne. » Dans les romans de Blas de Roblès l’érudition est toujours une manière d’excès. Ici, le narrateur est perdu en pleine mer, il flotte sur ses souvenirs et en repêche souvent (la pêche étant l’activité la plus sensible au passage pour dresser un portrait de son père) un éclairage précieux de l’Histoire. Sans doute faut-il remonter à l’invasion romaine pour comprendre l’Algérie. Sans doute faut-il le faire avec la ruse ironique du roman :

Cela peut sembler incroyable aujourd’hui, et pourtant c’est ainsi que les choses sont advenues : les militaires français ont conquis l’Algérie dans une nébulosité romaine, oubliant que le songe où ils se coulaient finirait, comme toujours, et comme c’était écrit noir sur blanc dans les livres qui les guidaient, par se transformer en épouvante.

La tragédie algérienne ensuite « n’a plus qu’à débiter les strophes et antistrophe du malheur. » Ce roman nous en apporte une vision assez singulière. En Algérie, on soutenait sévère la mortifère phalange espagnole, on s’enthousiasmait par conformisme et antisémitisme pour Vichy. Le père tente de s’en extraire. Il s’engage alors dans les régiments algériens de la campagne d’Italie. Boucherie sans héroïsme. Blas de Roblès parvient pourtant à  mettre en perspective ses rapines et innommables viols. Une sorte de promesse tacite de l’armée française pour ses troupes sans une once de sentiment patriotique. Blas de Roblès nous rend, avec une admirable sécheresse, l’indifférence du père pour ses exactions, son impuissance rétrospective. Contrairement à Claudio Magris dans Classé sans suite, l’auteur ne souhaite en aucun cas mettre en scène une fascination pour la guerre. Sa question « Sommes-nous si peu nombrer à détester la guerre au lieu de secrètement la désirer ? » me semble d’une folle acuité. Sans doute par son point de vue en exil.

Toute carte centrée sur un pays est erronée par définition, puisqu’elle rejette le reste du monde à sa périphérie.

Au risque de me répéter toute bonne littérature doit produire ce décentrement, chambouler nos représentations du monde trop centrées sur notre petite personne. De ceci peut-être même devrais-je apprendre à me décaler. En attendant, je vous invite à lire la très fine mise en perspective offerte par À la lumière de ce que nous savons. Dans l’épaisseur de la chair ne croit pas à l’héroïsme ni à l’unilatérale monstruosité. L’atrocité de la guerre est partagée. Autant de viols par les américains que par les algériens. Pas l’once, statistiquement, d’un sacrifice glorieux des populations autochtones. Une vision toujours pleine d’équilibre chez Blas de Roblès. Son narrateur ne peut encaisser la souffrance de se faire traiter de faux pieds-noirs par son père. Il parvient ainsi à rendre la douleur de l’exil. Mais là encore sans aucune glorification à travers la très belle fable des échecs.

À croire que les pères obnubilés par la victoire engendrent des fils que seule la défaite parvient à fasciner.

Le narrateur aurait ainsi développé le goût de perdre, la grande difficulté, pleine de panache à le faire comme exprès. Une conjuration du mauvais sort dont la parole littéraire ne s’éloigne jamais vraiment. Nous retrouvons d’ailleurs le Éléazard de Là où les tigres sont chez eux, le narrateur aurait rencontré des joueurs qui prennent plaisir à substituer à leur propre roi n’importe quelle pièce afin que « toute stratégie de victoire demeurait vaine, ou à tout le moins aléatoire, comme dans la vraie vie. » Rien n’a été aussi simple et limpide dans la vie du père. Par sa posture singulière, Dans l’épaisseur de la chair parvient à nous appâter. Donnons-en un ultime exemple :

Quant à prier, j’ai toujours préféré la violence de mes angoisses au sommeil de la raison ; je suis heureux que mon cerveau m’épargne la déchéance d’une supplique.

 

 

 

 

3 commentaires sur « Dans l’épaisseur de la chair Jean-Marie Blas de Roblès »

  1. J’aimerais bien aimer les livres de Blas de Roblès, aux sujets toujours prenant et aux accroches bienvenues, mais ma lecture (ma faute sans doute) se perd dans les méandres des phrases trop riches et des pistes trop exubérantes… a-t-il écrit des nouvelles (d’un format adapté au lecteur vite distrait) ?

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    1. D’après ce que j’ai vu, il a publié d’abord un recueil de nouvelles La mémoire du riz. J’ai pas lu. Pas sûr que sa prose soit plus simple cependant. Dans l’épaisseur de la chair est sans doute un peu plus « facile à lire » que ces autres romans.

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