Vie amoureuse Zeruya Shalev

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Nos erreurs, conscientes et inévitables, nous portent-elles vers la destruction ? Avec son habituelle aptitude à se plonger dans la psychée d’une femme égarée dans ses interprétations du monde, Zeruya Shalev transmue une banale, en apparence, liaison adultère en quête pathétique de la vérité, de soi et surtout d’une intangible consolation. Vie amoureuse, roman magistral inscrit l’œuvre de Shalev dans une grande continuité.

Se plonger dans Vie amoureuse, le second roman de Shalev nous emporte dans une manière de familiarité rétrospective. Une sorte de complicité par une reconnaissance faussée de son héroïne. Par un biais interprétatif trop facile, la vie supposée de la romancière unirait chacune de ses héroïnes. Pour un peu automatique qu’elle soit, cette usuelle hypothèse de lecture procure un indéniable plaisir : remonter le fil pour mieux comprendre. Inventer un passé à ces héroïnes rendues attachantes par l’accès à la densité de leurs pensées.

Ya’ara, la protagoniste de Vie amoureuse, passe aisément pour une version plus jeune de l’héroïne de Thèra. Elle prépare une thèse comme on occupe un égarement existentiel. D’autres sans doute sont passés par là. Pas facile de débrouiller la matière à laquelle se consacre Ya’ara. Peut-être, encore dans les limbes, un sorte d’archéologie où mythe et réalité documentée s’affronteront. Définition, au passage, de l’ambition discrète de tous les romans de Shalev. On reconnaît bien sûr l’héroïne de Vie amoureuse dans celle de Douleur. Pas compliqué de présupposer l’abandon de cette thèse qui semble in fine porter sur l’erreur et la destruction du temple et, dès lors, de reconnaître l’amertume d’un destin non advenu dont, entre autre, souffre la protagoniste de Douleur. Un tindéniable air de famille. Mais tout le talent de Shalev est justement de pointer de quelle manière la ressemblance est une substitution, une interprétation du lecteur valant exactement autant que celles, hantées par la souffrance et la paranoïa, de ses héroïnes.

j’aurais adoré vivre plusieurs vies parallèles sans que l’une se passe au détriment de l’autre.

Si nous sommes en présence de la continuité d’une autobiographie romancée, l’important reste alors les variations, leur précision, qui rende « possible de vivre plusieurs vies dans une seule. » Un écrivain, comme tout un chacun, ne peut sans doute guère révéler ses obsessions. Le lecteur y devine peut-être aussi surtout celles qu’il parvient à reconnaître. En apparence, Shalev nous raconte toujours peu ou prou la même histoire. Une femme en quête de sens au moment où sa vie bascule. Mais elle sait doter chacune de l’individualité d’obsessions minuscules, de la singularité des interprétations peu ou prou délirantes dont nous interprétons le quotidien. Pour bien vous faire comprendre cette idée confuse, prenons l’exemple facilement dépréciatif de Christine Angot. En cœur, les critiques s’enthousiasment sur la façon dont sans fin (et sans style) elle ausculte un traumatisme initial. Sans la moindre distance, l’écrivain présiderait à la destinée de ses personnages dont il serait une version achevée. Shalev, elle, invente un nouveau passé à chacune de ses héroïnes, trouve une autre blessure que rien ne viendra consoler. Sa simplicité, surtout dans ce roman, touche alors. À aucun instant on sort des pensées de Ya’ara : elles ont toutes la bête évidence de nos monologues intérieurs.

on m’a dit un jour que l’on devine toujours que l’on va se tromper mais qu’on ne peut pas s’en empêcher, ce qui est curieux c’est l’importance de l’erreur, pas son existence.

La prison proustienne du passé. Précisons-le tout de même : si vous voulez lire une jolie histoire d’amour (quelle idée !), passer votre chemin. Ne vous laissez pas tromper par la couverture d’une rare laideur. La vie amoureuse est radiographiée sans tendresse. La vie conjugale serait l’établissement d’une communauté de destin un peu par faiblesse, beaucoup faute de mieux, celle adultérine serait la quête, vouée à l’échec, d’un substitut. Mais l’occasion toujours d’interroger nos identités. Les petits noms que l’on se donne dans l’intimité amoureuse. Ya’ara soudain y voit la condamnation à une identité définitive. Shalev sait la mauvaise foi de cette protestation. Net révélateur de nos incapacités à nous réinventer. La passion physique alors vécue avec Arieh serait une imposture de substitution. Trouver la vérité derrière un corps impénétrable, de l’attachement derrière un amant lassé dont la perversité laisse entendre la souffrance d’un salaud ordinaire. Ya’ara s’y laisse enfermer, cette prison, d’où la référence à Proust, devient la seule façon d’affronter son passé.

Toujours par d’infimes détails, Shalev laisse remonter cette mémoire et la substitution qui y préside. Insidieusement, après la brutalité des confrontations sexuelles, on comprend que son amant est beaucoup plus âgé. Il pourrait être son père comme le veut la stupidité de l’expression qui pourtant nous plonge au cœur du romanesque. Tâchons de ne pas trop dévoiler l’intrigue de ce roman. Disons au moins ceci, si Ya’ara éprouve le vertige d’une vie nouvelle ce serait, en partie et peut-être, pour retrouver sa vie d’avant, celle avant la mort de son frère, avant que ses parents ne se déchirent, avant qu’ils ne rencontrent Arieh aussi. Le nœud dramatique de Vie amoureuse, presque trop rocambolesque, trouve pourtant à s’incarner dans des situations. Ainsi, Ya’ara accompagne toujours sa mère au moindre enterrement (dont celle-ci se réjouit, le monde entier devant partager sa douleur) dans « l’espoir insensé qu’en partageant la tristesse, je partagerais aussi la consolation. »

Par une très belle invention romanesque, la narratrice se démultiplie par un jeu de substitution. Pour s’écarter du narcissisme, Shalev adjoint toujours un discours d’accompagnement à son histoire ici encore tristement banale. Elle n’est ici, faute sans doute d’un défaut de culture biblique, pas si aisée à déchiffrer. Soulignons néanmoins la portée limpidement allégorique de ce récit sans date ni lieu.

La sanction de l’adultère serait la destruction du Temple. J’aime assez l’idée de la probable mauvaise interprétation. Sanction et faute bien sûr masculines. Ya’ara s’y identifie pourtant. La substitution est d’abord sexuelle. Par une très belle idée romanesque, la narratrice est enfermée, telle une Albertine contemporaine, enfermée dans la chambre de son amant durant le deuil de sa femme. Elle la remplace, pour ainsi dire. Elle comprendra surtout que, si elle cherche son père dans son amant comme le veut la psychanalyse de bazar, ce dernier croit retrouver la mère de Ya’ara dans cette liaison. Ainsi énoncées, les motivations semblent bien schématiques. Shalev nous les propose comme une interprétation, une erreur à laquelle il faut se laisser prendre. Et de fait on y parvient par l’aptitude de la romancière à transformer chaque objet (valise, dent, robe…) en dérivatif interprétatif.

 

 

 

 

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