Les variations amoureuses dans leurs sensations de répéter un échec, une lettre muette à un amant silencieux, une décomposition presque picturale des états d’âmes d’une femme égarée entre silence et malaise. Tel serait le versant sombre, pessimiste mais lucide, du Jeu d’échecs. Mais cette autobiographie déguisée révèle surtout une femme héroïque de par sa morale à la fois compréhensive et intransigeante. Loin de toute ambition personnelle, par son effacement même Édith Thomas livre ici une perception singulière de l’Histoire. Un livre et une romancière à découvrir absolument.
Le premier attrait du Jeu d’échec, pour anecdotique qu’il soit, reste puissant. Ce roman datant de 1970, quelques mois avant la mort de son auteur, serait à clés. Dans une préface didactique (même si je doute de la tuberculose comme cause centrale de la « mésestime de soi » dont pour moi ne souffre aucunement Thomas), Nicolas Chevassus-au-Louis, nous livre les masques de cette expérience biographique. Histoire d’O, Dominique Aury, Les fleurs de Tarbes, la rhétorique terroriste et la Lettre aux patrons de la Résistance pour la puissante discrétion de Jean Paulhan. Une période peut-être passablement oubliée comme l’est, semble-t-il, Édith Thomas. Un moment fatidique qui m’a passionné tant la Résistance du milieu littéraire fut à la fois héroïque et ambiguë. On retrouve dans Le jeu d’échecs tout ce climat à peine évoqué comme si Édith Thomas renâclait à admettre sa place centrale dans « L’honneur des poètes » (un texte fondateur de la poésie dite engagée) ou dans la naissance des Éditions de Minuit ou encore dans la haine du nazisme non des Allemands. Ensuite, vient la désillusion. Le Parti flatte les ambitions, Édith Thomas s’en éloigne.
On se demandait assez vite en quoi consistait cette justice pour laquelle on avait cru combattre. {…}Je n’étais pas capable d’exalter les vainqueurs, ni de partager leur victoire. { …} Que me restait-il entre le néant de ma vie personnelle, l’horreur du monde et l’absence de Dieu ?
Indéniablement, Édith Thomas est une résistante exemplaire. La recherche toujours d’un accord entre ce qu’elle croit, ce qu’elle fait et ce qu’elle est. Engagement existentiel. La postface trace un parallélisme à mon sens peu opérant avec Simone de Beauvoir. Même milieu bourgeois d’origine, même lutte pour les femmes. Le rapprochement avec Simone Weil pour l’âpreté suicidaire d’un engagement spirituel. La pesanteur et la grâce, là encore toute une époque dont il est bon de réactiver le souvenir. On pense encore, tuberculose oblige (?!) à Laure. Mais, au fond, cette lucidité du regard, cette permanente perspicacité historique (il faut lire toutes les notations sur le retour des camps dont l’immédiat après-guerre ne voulait, à des fins de reconstruction, ne voulait surtout pas entendre parler) ne suffirait aucunement à faire un roman, à imposer la perception singulière de l’immense écrivaine que s’avère Édith Thomas.
Je voulais oublier ce sens de la responsabilité, qui nous avait obsédés pendant toute la durée de la guerre, comme si son issue dépendait de chacun d’entre nous et que nous ayons été responsables de ces événements historiques qui cependant nous dépassaient. Je voulais retrouver l’innocence.
Au-delà donc de l’intérêt historique non-négligeable (nous n’avons pas évoqué la lutte contre l’éternel féminin, le droit d’avoir un enfant sans père…), invente et surtout rend sensible la déchirure d’inventer des subterfuges pour échapper à l’histoire. Le jeu d’échecs nous dépeint alors les paysages de l’amour, de l’ennui et de leur commun silence. Sentiments à la fois sans doute universels et singuliers. Édith Thomas excelle à rendre les interstices de la passion, ses répétitions puisque nous « portons toujours notre paysage avec nous. »
Le premier paysage, celui dont le souvenir ne s’estompe jamais tout à fait, est celui maritime de sa passion pour Stevan. Qu’importe que Thomas est connu cette liaison malheureuse avec un partisan yougoslave. En laisser résonner surtout la durée de silence dont est faite cette relation.
Aude, la doublure de la romancière se transforme réellement en personnage par sa capacité à se emprunter les yeux de l’autre. À souffrir tout en sachant qu’elle se regarde souffrir. On pense, par leur commun exercice de l’archéologie peut-être, aux héroïnes de Zeruya Shalev. On se reconnaît surtout dans les intervalles de silences et de gênes dont sont constitués les rapports sociaux. Est-ce vraiment une preuve de mésestime de soi que de vouloir sans trêve y échapper ? Se réfugier avec ceux qui n’affectent pas d’être en permanence occupés, « ce mépris de la réussite {qui} est une vertu assez rare et de celle que je place le plus haut.»
Le roman aujourd’hui encore emporte l’adhésion du lecteur non tant par sa quête spirituelle sous-jacente, son expérimentation des corps à la recherche d’une vérité mais dans le lucide désespoir de ce type d’affirmation :
Un détachement sans aigreur, une indifférence sans mélancolie, enfin l’apaisement.
Sa relation avec Stevan m’a semblé ressuscité, sans pénible reconstitution, une partie du discours amoureux tel qu’il s’énonçait dans les années trente. Sans doute serais-je un des seuls à penser à René Crevel pour la description d’une quête effrénée d’un contact, d’une réalité. Une association d’idée un peu facile puisque Aude, ensuite et comme Thomas, entretiendra une passion homosexuelle avec Dominique Aury, la future maîtresse de Paulhan. L’essentiel est dans la description de l’isolement du paysage amoureux. Les jardins et leurs fleurs ne refleurissent jamais à l’identique. Aucun regret dans Le jeu d’échecs, juste le constat d’une incapacité fondamentale. Qui peut vraiment s’en départir ?
Un immense merci aux Éditions Viviane Hamy pour la découverte de ce livre et de cette romancière.
Le jeu d’échecs (198 pages, 18 euros 50)
Très belle chronique. Je note ce titre. Les Éditions Viviane Hamy publie des pépites…
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Un livre à conseiller, vraiment.
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C’est noté. Au plaisir!
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Merci pour cette chronique sans laquelle je n’aurais jamais entendu parler d’Edith Thomas. Comme tu le dis, je ne trouve pas que la comparer à Beauvoir soit très pertinent, les formes de leurs engagements sont très différentes ! Mais comme je suis prof, je ne peux pas me retenir de relever la déformation de l’orthographe de « Beauvoir », elle mérite qu’on l’épelle bien !
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Je corrige dans l’instant. Honte sur moi !
Merci de ta visite et je crois qu’Édith Thomas mérite vraiment de sortir de son oubli.
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Je ne connaissais pas du tout cet autrice, même de nom ! Encore une très belle chronique que tu nous offres 🙂
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Belle chronique qui reflète avec justesse ce livre qui m’a beaucoup plu. Une exploration en profondeur de la psychologie de la narratrice, de ses impasses relationnelles… à décrouvrir!
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