À travers le récit, souvent pesant et parfois déprimant dans son ancrage dans une réalité obstinément matérielle, le dislocation de la vie d’un couple, Safran Foer interroge les récits qui nous constitue. Me voici porte alors à son paroxysme l’interrogation de savoir comment répondre à l’appel d’une entière présence à soi et au monde. Un récit qui happe dès lors seulement dans sa perpétuelle doublure symbolique.
À l’image d’Extrêmement fort et incroyablement près, il semble qu’il soit pratiquement impossible d’encenser sans réserve les livres de Foer. Certes, comme le dit le grand-père, blogueur atrabilaire, encenser serait une activité réservé à ceux qui n’ont pas réussi à devenir prof de gym. Me voici déborde de ce genre de saillies, de formules brillantes et caustiques. Un enfant qui demande où est passé le bruit du temps pour n’en donner qu’un autre exemple. L’accumulation de bons mots, de situations cocasses, hélas lasse. Perturbé peut-être par ma lecture d’un de ses roman précédents, il m’a été assez difficile de ne pas trouver que Safran Foer ne faisait pas le malin.
Une vraie délectation sans doute à pouvoir néanmoins incarner ses idées. Mais restons un instant encore sur les réserves. Le roman américain contemporain, dans sa portée balzacienne de critique sociale semble se croire dans l’obligation d’être le vecteur d’une mise en scène de nos virtualités. Me voici, à l’image des Fantomes du vieux pays de Nathan Hill, semble passer à côté de l’impact du dédoublement numérique. Peut-être même que Foer le traite comme l’un des passages obligés dont regorge Me voici. Sam, le fils dont la bar-mitsva constitue le nœud de l’intrigue, passe son temps sur Other Life (certain d’entre vous se souvienne peut-être encore de Second life ) se crée un avatar féminin (tiens donc) et crée des temples qu’il s’amuse ensuite à détruire. Le dispositif ne touche pas. Foer insiste beaucoup sur le matériel. Un enfermement qui fait écho à celui, étouffant, du couple de Julia et de Jacob. La crise de la quarantaine, la tentation adultérine comme virtualité, des mots sans traduction physique, « leur relation, comme toutes les relations, reposant sur la persistance de leur aveuglement et leur capacité d’oubli. »
Un des aspects les plus pesants de Me voici tient alors à la fatalité de son réalisme. Description d’un couple ordinaire dans une dérive banale : toujours infiniment crédible, toujours un rien trop ressemblant pour ne pas se fondre dans des situations archétypales. Les enfants et la vie de couple qui, comme on dit paraît-il, en pâtit, morne résignation face au tâche domestique comme autant d’esquive. Déprimant et sans échappatoire.
Seule la parole a permis la création. C’est peut-être la plus puissante des idées juives : la parole est générative.
Heureusement, ce discours est très vite parasité par sa doublure spirituelle, sa mise à la question d’une judéité au moment où elle est menacé de destruction qui constitue toujours une refondation. Le titre faisant ici référence à la réponse d’Abraham face à l’exigence divine de sacrifier son fils. Foer aborde alors assez subtilement la façon d’être un père et/ou un fils. Tout ceci serait encore un rien trop pragmatique. L’attachement presque maladif de l’auteur aux objets, son quasi fétichisme des marques, sa description limpide et risible d’une virée chez Ikea, sert alors comme impulsion au dédoublement. Parfaite illustration de notre aspiration à autre chose. Pour Jacob, il s’agirait de la « grâce d’une pleine présence à soi. »
Le plus intéressant dans ce roman, parfois un peu long, devient alors les récits spéculatifs et leur temps dissociés. Toutes les situations, sans doute un rien trop systématiquement, semble avoir un double-fond. La destruction de synagogue par Sam dans son univers virtuel préfigure celle d’Israël dans un tremblement de terre. Le mur des Lamentations lui-même s’effondre et Foer s’en sert pour une analyse assez approfondie de l’identité juive en exil face à cette mère patrie qui, dans l’adversité, fait montre d’un comportement déplorable. Me voici parvient toujours à incarner ses réflexions, leur donner la pertinence d’un humour grinçant. L’ultime scène paraît pourtant un rien appuyée : Jacob finit par sacrifier son chien, manière de fils de substitution comme le fut, à ce qu’ils disent, l’agneau pour Abraham. Cette mise à la question de l’identité juive se dessine ici comme un agnosticisme. Rejet prudent d’une croyance pas entièrement projeté car elle permet une certaine cohésion sociale (horrible expression) et surtout l’invention de rituel personnel. S’approprier une maison serait en faire le tour à l’aveugle…
Quand ils partageaient leur vision de vies indépendantes et heureuses, étaient-ils plus sincères que quand ils partageaient celle d’une vie de famille heureuse ? Les répétitions de la meilleure façon d’annoncer la nouvelle aux enfants avaient commencé à s’apparenter à un exercice théâtrale, comme s’il tentait de jouer la scène comme il fallait, au lieu de mener leur vie comme il fallait.
Les récits spéculatifs quand ils ne sont pas illustration d’une belle incertitude spirituelle donne à voir un très joli flottement narratif. Une mise en récit de soi, et personne ni échappe, peut paraître, surtout rétrospectivement, prophétique. Jacob est scénariste de série. Il écrit en parallèle, en secret, une série sur sa propre vie où toutes les scènes semble déjà écrite, presque prête à être vécue. Une fine remise en cause de cette réalité exacerbée dans laquelle Me voici paraît parfois se vautrer.