Fantômes et autres doublures fictionnelles, dans une mécanique romanesque presque trop redoutable Siri Husvedt donne à nouveau, obstinément, un visage à la perte. Celle, après le 11 septembre d’une certaine Amérique mais aussi celle d’un père, d’un romancier. Élégie pour un Américain, à travers de très belles incursions dans la psychanalyse, offre alors une méditation hantée sur la mémoire.
Décidément, Siri Husved aime jouer avec les doublures du grand romancier qu’elle est. Toujours d’ailleurs avec cette maîtrise de l’ambiguïté genrée. Sans vouloir me montrer trop catégorique, il me semble qu’une littérature écrite par des femmes s’expose à perdre de la matière en se cantonnant à un univers exclusivement féminin. Husvedt se plonge dans les pensées d’un homme sans jamais donner l’impression d’une douteuse appropriation.
Idiot de croire que cette plongée dans une mentalité masculine constituerait un exploit. Plus sensible me paraît celui d’écrire un roman qui revient exactement sur les mêmes thèmes sans aucunement se répéter. Notons d’ailleurs au passage le plaisir à retrouver, au second plan, le personnage de Tout ce que j’aimais. Soulignons surtout l’aisance avec laquelle Siri Husvedt nous plonge dans ce monde qui nécessite des doublures. Manière de concentrations artistiques (des poupées, des photos) où nos histoires apparaissent au moment où un détail contraint à les réécrire.
Il est évident qu’on ne peut raconter certaines histoires sans faire de la peine à d’autres ou à soi-même, qu’une autobiographie est sous-tendue par des questions de perspectives et de connaissance de soi, des refoulements et de franches illusions.
Toute la temporalité de ce roman, limpide malgré sa complexité cognitive, tient à celui de ce qui n’est pas-là. Siri Husvedt nous en donne une exacte perception par un dispositif romanesque redoutable. Ne serait-ce par sa capacité à évoquer l’univers de labyrinthes textuels où se déploie celui de son mari Paul Auster. Erik Davidsen par sur les traces de son père, du mystère laisser par un de ses lettres à sa mort. La romancière nous confesse avoir en partie intégré sa propre histoire familiale en intégrant une partie des Mémoires de son propre père. Élégie pour un Américain déjouera cette inscription autobiographique pleine de trous, au fond sans grand mystère autre que celui nous contraignant à continuer à vouloir décrypter autrui, en rejouant celle qu’on prête à la romancière. Inga, la sœur d’Erik portera le deuil de son mari. Romancier célèbre, scénariste qui finit par tomber amoureux d’une de ses créations. Là encore, avec une symétrie un peu trop visible mais heureusement peu commentée, il s’agit d’une histoire de lettres.
Ce cadre romanesque pourrait paraître excessivement théorique, voire intellectualisant. Le miracle sensible de la prose de Husvedt est de rendre le poids exact de sentiments, d’incompréhensions, de détails dont nos existences sont faites. Ainsi, Erik est psychanalyste. Récits de séances réussis, une gageure. Sans doute parce que Husvedt, par-delà son intérêt pour les neuros-sciences, en fait une occasion d’approche de « la vérité brute de ce que sont les humains. » Sans hauteur, au cœur de la fragilité de ses personnages, tous fragiles pour ne pas dire dépressifs. Anhédonie selon une jolie catégorisation psychanalytique. La seule rédemption du narrateur sera d’accéder au sentiment.
L’émotion pour racheter l’intelligence de ce roman ? L’opposition serait stupide et donnerait raison à un détestable anti-intellectualisme dont l’époque se repaît. Se plonger dans un roman d’Husvedt reste un pari sur l’intelligence. Bien sûr, celle d’un certain milieu social : thésard, artiste et autres psychanalyse. Un mode de vie peut-être plutôt à jalouser qu’à détester. Une façon de s’acharner à comprendre le monde, à en capturer les apparences, dont ce roman fait l’élégie. Fantôme de la culture, la littérature comme perpétuelle langue morte, ses personnages singent autant d’apparitions qui, comme le dit la dernière phrase, existent par le manque qu’ils suscitent. Le recours à une émotion contenue intervient alors, qui sait, pour compenser une portée symbolique un peu appuyée. Le deuil d’une génération, d’un siècle, celui de l’immigration et de l’intégration.
Pour Erik, la perte de son père contient tout ceci. Logique pour un shrink. Il faut alors évoquer la belle distance à ses personnages entretenue par Husvedt. Donnons-en seulement l’exemple des rêves incessants de son narrateur présentés, me semble-t-il, comme une quasi obligation professionnelle. Élégie pour un américain entretient alors une belle maîtrise du rythme justement par l’entrecroisement des différents types de discours. Les extraits des carnets du père sont souvent émouvant, contenu. Lui qui était un fugueur dissociatif comme le diagnostique trop tard son fils. Il en reste alors surtout de l’opacité. Une façon donc de comprendre trop tard qui me semble s’incarner dans ce drap trouvé par le père dans son barda lors du débarquement. En avoir compris l’évidente et mortuaire signification invite à ne jamais plus en parler. Le roman comme tombeau… pas certain qu’on puisse dépasser ce passage obligé de l’élégie. Notons seulement l’actualisation qu’en offre Husvedt par ce personnage de Sonia. Adolescente marquée par la perte, la description saisissante de son expérience du 11 septembre et de la perte d’un père. Comme si le traumatisme continue à apparaître dans « ce que nous refusons d’incorporer à notre histoire. »
Ça ne manque pas d’ironie, pourtant, parce que dans mon livre j’essaie de parler de la façon dont nous organisons nos perceptions pour en faire des histoires avec un début, un milieu et une fin, du fait que nos fragments de souvenirs n’ont de cohérence qu’une fois qu’ils sont configurés à l’aide de mots. Le temps appartient au langage, à la syntaxe, à la conjugaison.
Chanter le regret, le temps qui passe, et son deuil – définition la plus usuelle de l’élégie – n’est pourtant jamais une activité de mémorialiste. La grande idée de ce roman est que la mémoire est un objet trop changeant pour n’être pas réfracté selon un prisme différentiel, ironique cela va sans dire. Toujours cette valorisation du geste artistique dont il est si commode de se moquer. Erik tombe amoureux de sa locataire. Il devient ainsi une doublure de son ancien amant, un stalker, « un homme dont la spécialité consistait à voler les apparences. » Il conserve toutes ses photos de lui ou de ceux qu’il croise. Son ancienne maîtresse explore les visages d’un inconscient collectif jamaïcain. Notre mémoire serait tous ces fantômes. Une mémoire qui change selon notre perception, une mémoire toujours vivante, récente même pour emprunter à la belle définition d’Olvier Cadiot.
Elle m’avait fait un peu peur dans son passage à La Grande Librairie car elle m’avait l’air infiniment intelligente (et je pensais que, peut-être, son oeuvre ne serait pas accessible pour moi), mais plus j’en entends parler, plus je me dis qu’il faudra bien que je saute le pas un jour. Merci pour ta chronique du coup !
J’aimeJ’aime
C’est certain que Husvedt soit d’une intelligence redoutable. Je n’ai jamais lu ses essais mais dans ses romans elle trouve une façon, relativement, simple de faire passer ses idées.
J’aimeAimé par 1 personne
Ca me rassure ce que tu dis, j’avoue qu’elle m’avait beaucoup impressionnée. (et l’air béat de Paul Auster devant elle n’a rien arrangé, aha)
J’essaierai de sauter le pas cette année !
J’aimeJ’aime