Roman des commencements, méditation sur la pluralité des lectures, réflexion sur les potentialités que nous y poursuivons et sur la falsification de la réalité à laquelle nous consentons, Si par une nuit d’hiver un voyageur offre tout ceci. Avec un redoutable talent pour construire ses variations dans l’intrigue, Italo Calvino enchâsse ses histoires pour mieux captiver le lecteur devenu personnage de ses trompeuses mise en abyme.
Une des façons de faussement résumer ce roman d’une telle intelligence qu’il déconcerte souvent – sans jamais le lasser cependant – le lecteur serait la suivante : un auteur à succès, tant qu’il est plagié et falsifié, se rend compte qu’il ne sait plus écrire que des incipits. Si par une nuit d’hiver offre en apparence seulement des situations initiales toujours interrompues par d’improbables éléments perturbateurs, souvent une très drôle plongée (pour être moins scolaire) dans l’enfer éditoriale. Une partie de l’insaisissable talent de Calvino vient de cette tension vers le détail. Même si le roman regorge de formules qui insistent sur l’incapacité à saisir une sensation, Calvino en capte l’inquiétude. Un exemple parmi tant d’autres : le roman s’ouvre sur le choix d’un livre dans une librairie, le goût de « la nouveauté d’un jour qui sera la nouveauté de toujours. » Qui n’a jamais eu l’impression de découvrir le bon livre au bon moment, celui qui exactement correspond à ses attentes, répond donc à son angoisse.
le livre devrait être la contrepartie écrite du monde non écrit ; sa matière, ce qui n’est pas et ne pourra pas être sans avoir été écrit, et ce qui existe éprouve obscurément le manque dans sa propre incomplétude. {…} Le résultat auquel je dois tendre est quelque chose de précis, de ténu, de léger.
Pour cette première approche de cette œuvre sans fond insistons sur la sourde angoisse qui sous-tend le texte. On pourrait voir dans Si par une nuit… un exercice de style un peu gratuit, une sorte d’imitation du nouveau-roman qui déjà s’amalgamerait à un proto-post-modernisme. Le récit des complots, du contre-espionnage pourrait faire penser à Thomas Pynchon avec ce jeu de dissipation de l’auteur. Mais Calvino montre l’intranquillité à l’œuvre dans toute mise en récit : que ce soit pour échapper à la prison dans l’incomparable Maudit soit l’espoir ou à une apocalypse confuse dans Le jardin des sept crépuscules, raconter une histoire procède toujours d’une forme de panique. Une façon d’être « en harmonie avec l’inharmonie des autres, du monde et de moi. »
Si par une nuit d’hiver un voyageur est alors un très subtil jeu de miroir, une spéculation sur ce que veux dire écrire mais surtout lire. Puisqu’il est impossible d’être plus malin que lui, de déchiffrer ses intentions ou de souligner ses manques, soulignons à quel point Calvino chante le plaisir de la lecture, celle gratuite, pour le plaisir de se laisser porter dans une histoire. La majorité de celles qu’il installe avant de les faire dériver y parvient admirablement.
Cette méditation sur la lecture se révèle souvent complexes, parfois plutôt difficile suivre. Sans doute pour mimer le plaisir paradoxale de se perdre dans un propos où affleure un mystère obstinément étranger. Peut-être aussi par une volonté d’épuiser l’ensemble des théories sur la lecture. Parodie alors un peu vieilli d’une critique matérialiste, féministe, produite par une sœur nécessairement antagoniste. Calvino, après Proust (contemple ma prétention, ô lecteur !) le sait : une des composantes les plus latentes de la lecture demeure l’ennui, une façon de se sentir perdu, lassé parfois, dans le jeu de ces livres toujours traduits.
Néanmoins, notons que Calvino sait désarmer par avance toute critique. La rencontre amoureuse (dans une érotique où les mots sont un miroir, le corps une possibilité de sens à décrypter, repousser la course vers le climax comme incarnation du roman) semble d’abord une pesante obligation. Calvino pourtant joue de ce passage obligé. Tout roman serait, on le sait, un effeuillage. Improbable de faire l’économie de sa centrale histoire d’amour. Cherchez la femme. La grâce de Si par une nuit d’hiver un voyageur est de s’en amuser avec cette discrète ironie qui imprègne tout le roman. Une façon surtout d’échapper à sa structure en forme de dispositif. La lectrice met en dialogue toutes les conceptions possibles de la lecture : en espère-t-on une sourde inquiétude, une évasion, la possibilité de se laisser porter par une intrigue ; on nous offrira des esquisses de roman japonais, de roman de l’artiste, de roman de gangster, de gare même. Calvino jouera même avec le plaisir voyeur que reste la lecture. Un double du romancier (potentiel seulement comme le lecteur ne verra jamais tout à fait un double dans le personnage nommé le Lecteur) écrit en vue de sa suffisante lectrice puis imagine un dédoublement de lui-même, un autre écrivain qu’il observe en train d’écrire et jalouse. Le plaisir d’une lecture simple répondrait alors une écriture immédiate, fluide ; à la complexité de l’écriture correspondrait une lecture attentive et tourmentée. Si par une nuit d’hiver un voyageur espère du lecteur ces deux attitudes.
Ah, mais t’aurais dû aller jusqu’au bout ! Je publierai la mienne demain du coup. Elle ne sera (et de loin) pas aussi complète que la mienne, mais je pense qu’on a des objectifs différents de ce qu’on peut mettre ou non dans une chronique.
Ta chronique a l’air brillante, j’ai vraiment très hâte de lire la suite !
J’aimeJ’aime
Ta chronique est vraiment très intelligente (ou brillante comme le dit Ada) et bien tournée ! J’ai adoré ce titre d’Italo Calvino mais je ne suis surement pas aller aussi loin dans ma réflexion post lecture ; c’est toujours un plaisir de s’y replonger un peu par le regard d’autres lecteur.trice.s !
J’aimeJ’aime