Et si notre mémoire ne survenait que quand « queqchose » nous expulse de son confort fugitif ? Avec une intrigue délicieusement piégeuse, Hôtel Waldheim pose cette hypothèse dans une reconstruction sensible, incarnée et inquiète. François Vallejo dans une prose limpide interroge les différentes traductions de nos souvenirs et surtout leurs indomptables instrumentalisations.
Il se dégage de ce roman un charme singulier. Vallejo joue de son aspect suranné comme d’un confort d’un autre temps sans pourtant l’idéalisé. La Suisse et ses hôtels de luxe dans les années soixante-dix. La guerre froide dont le narrateur perçoit les tragiques implications avec cet esprit d’escalier de tous ceux qui, comme lui ou n’importe quel narrateur, cultivent l’art de l’esquive. Milieu feutré dont Vallejo parvient à s’écarter par les aveuglements d’un adolescent qui se croit, après la poursuite de ses prurits voyeurs, ethnologue en quête de structures. Jeune homme verbeux qui aime à théoriser ses vacances avec sa tante. Hôtel Waldheim nous en procure d’abord des cartes-postales saisissantes. On ne peut s’empêcher parfois de les penser intimes tant elles ont le contour flou et fixe des images qui nous tiennent lieu de mémoire. Une nudité aperçue dans un wagon-lit, la présentation d’assiette de viande de grison, l’alternance de parti de go et d’échecs. Pour rester un instant encore sur l’attrait de cette atmosphère saisie sans apesanteur, notons comment ce climat de guerre froide et sa paranoïa latente charment. Par moment, j’ai songé au Waltemberg d’Hedi Kaddour. En moins littéraire, en moins chic aussi fort heureusement. Surtout sans doute tant que le narrateur s’est traversé son époque en touriste. Le parallèle avec l’islamisme radical me paraît éclairant : une panique acclimatée, passée en arrière-plan. Une manière d’ainsi se centrer sur le sujet de ce très joli roman : faire revivre le passé est une illusion.
Voyeur aveugle, c’est tout moi. Et fouteur de bordel.
Le charme plus profond de ce roman dont la lecture vous emporte demeure pour moi dans sa capacité à illustrer à quel point nos souvenirs se recomposent en permanence. Quand ils surgissent dans de limpides anamnèses, sont-ils que d’arrangeants mensonges ? Un récit chasse l’autre, l’incompréhension reste notre seule traduction de notre vécue. Les souvenirs très flous du narrateur sont en partie faux. Mais Vallejo sait nous restituer l’aveuglement d’un adolescent, son obstination à se tromper. Il évite de trop commenter ceci par un joli recours à un problème de traduction. Jeff Valdera (difficile de ne pas y entendre un double de l’auteur) est perturbée par une correspondance puis une rencontre avec une Suisse au français aussi défaillant que le fut son allemand quand il fut le pion de manipulations espionnes. Assez admirablement est la partie où le doute s’immisce et flotte : le narrateur s’est-il laissé consciemment dupé, laissé prendre à la reconnaissance d’adultes manipulateurs ? La langue reste une fausse excuse et il s’avère extrêmement plaisant de soupçonner celui qui l’a met en œuvre.
La vérité factuelle vaut moins que l’analogie romanesque.
Valdera cultive les stratégies d’évitement. Une de ces facettes plutôt captivante est la doublure littéraire qu’il place dans cette incursion à Davos. L’ombre de Thomas Mann, de La montagne magique à La mort à Venise, avec toujours un problème de traduction, Hôtel Waldheim navigue entre les conventions et les clichés. Ceux nationaux en premier lieu : la légèreté française et la rigoureuse opiniâtreté suisse de la détestable, ambiguë et vraisemblable pourvoyeuse de mémoire, sont des faux-semblants supplémentaires. On pense pourtant souvent à Martin Suter pour l’habilité à mener une intrigue incroyablement renseignée, s’en amuser et captiver le lecteur. La « machine à souvenir totalitaire » incarne en des instants suspendus « le retour d’un éblouissement » une façon de revoir « la situation, mais sans phrase. » Une image amusée et divertissante de la littérature comme des champignons poussant sur des tombes dans un cimetière mi-réel mi-romanesque.
Divertissement qui peut paraître gratuit mais avec la grâce au moins d’être efficace et tendu. Pourtant, la part d’histoire en lambeau, recomposée par l’informatique, est assez saisissante. Les archives de la Stasi ont été découpées et recomposées numériquement. Hôtel Waldheim pose la question de leur usage. Sans doute un traitement littéraire apparaît un traitement presque possible, la seule façon de se demander, comme le fait un personnage, « s’il n’y a pas encore pire que l’ignorance. La connaissance peut-être ? »
Un grand merci aux Éditions Viviane Hamy pour cet envoi
Hôtel Waldheim (298 pages, 19 euros)
(juste une chose, j’apprécie que tu mentionnes Hédi Kaddour comme une référence, même si je n’ai pas lu l’ouvrage dont tu parles – mais ça m’a tout l’air d’un auteur sous-côté)
Bonne chronique sinon, enfin comme d’hab 😀
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Merci. Kaddour est un auteur assez intéressant. Sous-côté, je sais pas trop. Ses livres sont publiés chez Gallimard et en Folio. On fait plus clandestin. Mais c’est sûr qu’on l’entend et on ne le voit pas partout ni tout les jours.
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Oui, j’exagère peut-être en disant « sous-côté » mais j’avais adoré son dernier livre (et seul que j’ai lu) « Les Prépondérants » et… j’en ai quasi pas entendu parler. Du coup, ça m’a agacée, aha. Mais tu as raison, il n’est pas réellement confidentiel s’il est publié chez Gallimard !
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Un bon et beau roman, je suis d’accord. L’atmosphère feutrée, la renaissance de cette communauté enfouie dans ses souvenirs, le jeu entre passé et présent, le jeu de rôle aussi dont le héros est inconscient… On aime et on le dévore ! (pour en savoir plus : https://pamolico.wordpress.com/2018/10/14/un-petit-monde-a-limage-du-monde-hotel-waldheim-francois-vallejo/)
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