Polar poétique, sapé de lévitations, de substitution d’identités, de climats obsédants, de magouilles renseignées, du flux du monde et d’un héron annonciateur du sous-texte d’une quête mythique, Épopée est un livre d’une inépuisable beauté. La langue de Marie Cosnay déstabilise l’ordre logique et bouscule la réalité poursuivie avec obstination. Une grande et envoûtante expérience de lecture.
Ne trompons pas le visiteur, Épopée est une lecture que l’on dit exigeante, sa forme novatrice (au début et à la fin du texte la continuité du paragraphe est trouée par l’ajout d’encart, autant d’échos au monde, de perceptions au passage de l’actualité), sa constante prise de distance à l’histoire racontée dans une narration qui enchaîne flux de conscience et description extérieure avec de sèches ellipses. Disons aussi que ce très beau roman s’inscrit parfaitement dans la ligne éditoriale des Éditions de l’Ogre : pour paraphraser Michel Leiris, il s’agit pour tous ces romans de mettre la réalité en jeu par l’écriture. Vous voilà prévenu. La beauté de l’accord participial, la chute cadencée de la phrase.
on s’est drôlement trompée quand on pensait que la vie était cette course faite de tronçons solidaires, parties ou moitiés qui toutes, parties ou moitiés de moitiés, filaient au but, à l’amble.
Ajoutons cependant l’essentiel : le style brillant, lapidaire, laisse sourdre une inquiétude qui le laisse échapper à la gratuité. « C’est que de la grande beauté, nous craignons tous de voir le revers, la bouche creuse. » L’autrice montre dans ce roman une implication dans le réel telle qu’elle peut jouer avec une certaine irréalité. Si vous voulez en avoir une idée plus précise, je vous renvoie à ses chroniques hébergées par l’indispensable Médiapart. Une référence autobiographique très loin d’être gratuite tant les investigations des journalistes de ce site sont cités comme source. En effet, Épopée se pare de l’apparence d’un polar : sa piste ouïgour, le pétrole, le Congo-Brazzaville paraissent alors singulièrement renseignés. Marie Cosnay peut alors s’offrir le luxe d’en faire un arrière-plan, une autre strate de réalité, une raison de colère et d’engagement sous-jacente. Ne pas oublier que, nous aussi, « nous sommes missionnés pour empêcher la circulation de l’irrémédiable. »
C’est maintenant que va venir le meilleur. Sous forme de phrase mais la phrase n’est, à vrai dire, pas récupérable. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit irrécupérable.
Après ce trop long préambule, temps d’en venir à l’essentiel. D’avance surtout à pas compter tant très vite le sens échappe délicieusement. Le cadre d’une enquête criminelle très fragmentée, joliment réduite à ces gestes, aux façons de parler à un pigeon avant de comprendre le présage d’un pigeon dont -justement – l’interprétation reste à faire, s’efface pour laisser place à une substitution d’identité. Comme « si tout ce monde, moi avec, nous étions définitivement tombés de l’autre côté » ne tardera pas à se dire le lecteur. Si l’on abandonne une pâle rationalité identitaire, comprendre accepter que derrière notre nom se cache des identités multiples aussi variables que la perception de soi-même que l’on a dans le rêve, on se laisse prendre à une sidération. De celle que produit les films de David Lynch. Je pense ici à Lost Highway. Zelda (une inspectrice au nom qui évoque Fitzgerald) poursuit Clothilde Keppa (paquet sexless) au point de devenir un peu elle-même puisque l’action se focalise sur elle puis, de la même façon, sur d’autre jeunes filles. Les personnages masculins obéissent à cette même logique de substitution quasi nominaliste : leurs noms recouvrent leur identité plurielle. Un pseudo Twitter devient une référence à Bolanõ. Donnons, en guise de transition, seulement le nom de Frazer qui par sa référence à l’auteur du Rameau d’or explique, peut-être, le basculement dans la mythologie
dans mon ascension il y avait quelque chose comme une remontée aux surfaces, aux choses brouillonnes et improvisées des surfaces.
Il ne faudrait pas donner une fausse image de la grande complexité d’Épopée, Marie Cosnay s’empare des codes du polar, de son tempo sans relâche seul apte à capter les ratés du monde. Durant toute une partie de ce roman, il faut accepter de se perdre, se laisser seulement guider par le décalage de variations météorologiques. Avant la plongée dans des Enfers décontextualisés, les Cieux portent signaux et présages. Marie Cosnay nous en avertit par ce qui pourrait paraître une bourde : par deux fois, les personnages lisent étrangement la température sur un baromètre. On doit se laisser porter par la pression atmosphérique, voir des figures dans les nuées ou juste captivé par la réalité suffisante de ce genre de sentences ciselées : « Le grondement des rafales, les plaintes du vent, autre chose : les paroles distinctes des feuilles des arbres. » Une façon de parler contre l’angoisse et contre la nuit.
Ce qui est charnel, tellement propre au corps qu’il est question de le faire revenir quand il s’est étiolé, ce qui est tellement propre au corps est une idée.
La maîtrise du rythme marque indéniablement les grands romans. Avant, disons-le ainsi, le rattrapage par une histoire d’espionnage qui par sa tenue uniquement dans l’écriture rappelle, en plus grave, Envoyée spéciale de Jean Échenoz, c’est au mythe d’Eurydice que renvoie Épopée. Avec cette grande élégance que « l’imbécile marge d’erreur » devient le protagoniste amnésique numéro un. Peut-être a-t-on tout rêvé du début à la fin mais « les retrouvailles avec un corps perdu » Frazer, accroché à son arbre veut ressusciter une morte peut-être, après tout, Clothilde qui, au début, se définit dans son abstinence. Peut-être aussi est-ce une explication que se donne ses agents secrets pour de faux pour justifier le sens complexe de leur mission. Le sens échappe, la polysémie seule en réchappe : la poésie est sauve.
Soulignons pour finir que si « les derniers moments sont liés aux monologues » Marie Cosnay parvient à en rendre le basculement. D’abord ceux des flics, des pensées simples communes, pleines de ces lourdes évidences dont le polar sait faire des révélations mais aussi celles plus complexes, plus langagières, des autres personnages dont la pensée bascule sur un mot, une façon de chercher le mot, le corps, ce qui échappe.
Un immense merci aux éditions de l’Ogre pour cet envoi de cette lecture indispensable
Épopée (318 pages, 21 euros)
La chance, un service presse des éditions de l’Ogre, rien de moins ! merci pour ton compte-rendu à l’extrême pointe de l’invention littéraire. On a bien besoin de cette épopée je crois ; beaucoup plus que de ce qui s’étale dans les catalogues des grandes maisons d’édition instituées…
J’aimeJ’aime
Depuis quelques temps, les éditions de l’Ogre me font suffisament confiance pour m’envoyer leurs publications, toujours impecables. Difficile de s’en plaindre.
Perso, je trouve que derrière les publications massives de la rentrée, les publications un peu plus tardives, en octobre, sont d’une grande qualité. La critique c’est faire son tri et continuer à croire qu’il y a de la place pour tout le monde : de l’expérimental au page-turner.
J’aimeAimé par 1 personne
J’aime beaucoup cette maison d’édition…
J’aimeJ’aime
Une superbe maison d’édition, avec des titres toujours très surprenant.
J’aimeAimé par 1 personne