Simples, efficaces, noires, les nouvelles de John Harvey, comme le reste de son œuvre, touchent au plus juste. Dans ses dix nouvelles, la grâce de l’économie de moyen est-elle qu’elle sait se faire oublier. Tension sans ostentation, des histoires aussi simples et complexes que la fatalité qu’elles mettent en scène et toujours cette invraisemblable capacité à, l’air de rien, toucher l’intime.
John Harvey reste pour moi un des grands auteurs de polars sans que je parvienne à en débrouiller les raisons. Sans doute pas pour l’efficacité : dans le genre les concurrents sont pléthores et prouvent d’ailleurs que le polar est plus une question de rythme que de suspens. Dans toutes les histoires, comme il appelle lui-même ces nouvelles dans sa préface lumineuse, la fin paraît très vite non seulement prévisible mais presque d’emblée inexorable.
Là repose sans doute une des grandes réussites de ce recueil : les histoires se ressemblent sans se confondre. Les protagonistes d’Harvey sont taillés dans la même étoffe. On retrouve avec grand plaisir Charles Resnick, ses chats et son jazz, dont je vous parlais à propos de Les étrangers dans la maison mais aussi Franck Elder, sa femme adultère, croisé dans De chair et de sang. L’occasion d’ailleurs de me demander à nouveau pourquoi je ne me suis toujours pas plongé dans une lecture intégrale de l’œuvre de Harvey.
L’auteur le dit lui-même, après avoir écrit pendant vingt ans des romans, il ose s’aventurer dans la nouvelle. En faire un laboratoire pour de nouveaux personnages. Une étude en noir nous présente Jack Riley, ancien footballeur reconverti en privé de roman noir avec des références à Chandler avec lequel ces nouvelles souffrent très largement la comparaison. Dans l’espace de la nouvelle, ce personnage tout de convention trouve ses aises. Une superbe manière de donner un visage à l’Angleterre populaire, au traumatisme de la guerre au profit meurtrier de l’immigration clandestine.
Chaque nouvelle déploie un univers qui lui est propre. Il nous demeure familier. Question de swing, de toucher, comme on dit je crois dans le jazz dont parle – de l’intérieur – deux nouvelles très justes. De sensibilité pour interpréter des morceaux qui au fond varie peu. Ou comme Harvey l’écrit à propos de Art Peper : « Un type qui essaie de gagner sa vie, qui fait ce qui peut. » Voilà ce que parvient toujours à réaliser la prose : s’effacer derrière le travail bien fait sans pour autant oublier la conscience sociale toujours très marquée justement parce qu’elle s’exprime ici à mots comptés. Les tabloïds qui versent dans l’horreur, les journaux dits sérieux ne font pas mieux mais avec des mots plus complexes. L’absurdité d’aller au théâtre quand la rue et ses plongées sociales demeurent en prise directe avec la terreur et la pitié. Et toujours cette façon de contrebalancer cette frustre vision du monde par des présences féminines qui ne tardent pas, vieille chanson, à quitter ces hommes si touchants et maladroits. L’humanité ordinaire décrite en deux phrases avec toujours cette attention pour son habitat saisi in situ.
Un dernier mot sur la composition de ces nouvelles que je vous invite vraiment à découvrir. Vu de France, le genre de la nouvelle est facilement apparenté à un fond de tiroir. Une étude en noir prouve la fausseté de cette opinion rebattue. Certes, les personnages se croisent notamment dans le dernier texte « Trouble in mind » et évoquent leurs aventures des autres nouvelles. Mais l’agencement est plus délicat : plutôt une façon de montrer la discontinuité de ses personnages. Toute la grandeur au fond de ceux de polar vient de leur capacité à plonger dans l’instant. Flics ou privés, tous les personnages d’Une étude en noir arrivent trop tard. La meilleure littérature policière, celle que pratique avec tant d’élégance JohnHarvey, ne prétend rien régler. Souvent, la chute de ces dix très belles nouvelles semble avoir aggravé la situation. Mais il en sort toujours un éclat de compassion, la possibilité que les choses aient pu se passer autrement.
Un grand merci aux éditions Rivages pour cet envoi
Une étude en noir (trad : Karine Lalechère et Jean-Paul Gratias, 331 pages, 16 euros)