Les héros de la frontière Dave Eggers

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Ultime exploration de la Frontière, superbe et grotesque tentation de la fuite, d’une dissipation absurde dans ce grand Nord ravagé par les flammes, Les héros de la frontière fait de cette fuite une radioscopie du nulle-part de la société américaine pavillonnaire. Avec une discrète délicatesse, cette empathie à hauteur de personnage, Dave Eggers sait rendre attachante cette échappatoire barrée de Josie, femme aux bords de la crise de nerf d’une insurmontable lucidité.

On pourrait craindre de ce roman qu’il s’enferme dans le cynisme érodé de personnages dépressifs, miroirs exacts d’une société foutue dont le naufrage serait amèrement commenté pour feindre de n’y participer point. Réaction idiote : usure du lecteur face au déjà-lu de la colère – frustration et aigreur – impuissante de l’homme blanc cinquantenaire et hétérosexuelle. Dave Eggers y échapperait alors par l’astuce narrative de mettre en scène un road-trip féminin. Crasse astuce narrative pourtant d’une indéniable efficacité. Peut-être sent-on d’ailleurs déjà les prémisses d’un nouveau lieu-commun littéraire : le repérer en marque déjà l’érosion par obsolescence. Paula Hawkins dans La fille du train ou Au fond de l’eau abuse de cette identification à une féminité hystérique et dont la dépression dessine un stigmate social. Les héros de la frontière se place sur ce terrain sans tout à fait s’y cantonner. Allez savoir pourquoi, je pense qu’Eggers échappe au choix d’un personnage féminin comme argument de vente par son recours à un burlesque chauffé de fécalité. La merde qu’on planque ressurgit d’une manière tout sauf métaphorique dans ce roman qui élude la lourdeur du quotidien.

Mais le drame de banlieue pavillonnaire était tellement ennuyeux, tellement absurde à première vue, qu’elle ne pouvait plus supporter la compagnie de quiconque trouvait cela réel ou digne d’intérêt.

Le charme de ce roman tient alors à mon sens à sa façon de fuir la vie quotidienne comme une réalité terminale, documentée, moquée car toujours envisagée par l’auteur de l’extérieur. Dave Eggers y substitue un « étrange mélange de honte et d’esthétisme ». Les souvenirs de Josie, une fois qu’elle décide de s’enfuir vers l’Alaska sont sensiblement hallucinés, précis comme des réminiscences et se dotent de l’évidence visuelle des actes manqués, de ces regrets dont jamais on ne sait s’ils sont fondés. À l’image de cette bouteille de soda qui frappe, mentalement, Josie. « Un mélange de tarte à la crème et de châtiment corporel de la part d’un dieu-clown en colère. » L’acerbe critique sociale de Les héros de la frontière conserve sa teneur en se plaçant toujours dans cette introspection à la troisième personne. Parce qu’il se sait possiblement infondé, le reproche touche juste : nous serions dans une époque où plus personne n’est désolé (on dit j’assume hélas par ici dans une phrase avec « autant de crimes langagiers et éthiques »), à l’image d’Anna qui est « une matérialiste de la plus pure espèce : elle voulait les choses mais ne tenait pas aux choses », Eggers nous montre peint dans notre dépendance objective, dans ce rapport constamment marchant au monde. Et bien sûr l’horreur de l’école américaine, de cette classe moyenne empressé de montrer sa réussite et son égoïsme bon teint, entre vélo et épicerie bio. Le lecteur, embarrassé, sans doute se reconnaîtra. Peut-être aussi dans cette lâcheté masculine, ses diarrhéiques démissions, cette insouciance solidaire et son attrait pour les mouvements comme Occupy Wall Street qui en ce moment, de 10 :04 de Ben Lerner à Trois Étages de Eskhol Nevo hante heureusement la littérature. La critique sociale sert d’arrière-plan à ce sentiment de vide dont Les héros de la frontière trace géographie et passé.

Ils n’étaient de nulle part. Être un Américain c’est être vide, et un vrai Américain est réellement vide. Ainsi tout compte fait, Josie était une vraie Américaine.

À hauteur de son personnage abandonné à elle-même dans ces nombreuses heures de conduites et autres ivresses solitaires, Eggers suggère des interprétations de cette non-appartenance localisée. Une des réussites de ce roman apparaît dans sa volonté, en sous-texte, de tisser un visage contemporain aux encombrantes mythologies américaines. Nous n’aurons pas comme dans La disparition de Jim Sullivan un inventaire avant implosion des figurations possibles de soi. Plutôt un effleurement sensible à la symbolique jamais transparente. Après tout, Josie a toujours un peu trop picolé, lucide seulement quand elle est pompette et nos propres souvenirs sont arrangeant quand soi-même on les agence. Donnons deux incarnations de ces mythes et de leurs façons d’apparaître comme des fantômes. Figure usuelle du discours, personnage devenu presque stéréotypé, le Vétéran peuple toute la littérature américaine. Siri Husvedt dans Élégie à un Américain donne une vision définitive de cette construction de la virilité. Par le traumatisme parental, par sa rencontre par-derrière, Josie porte aussi les troubles de ces conflits extériorisés, sans lieu clairement défini. Cette façon d’être de nulle-part, toujours suspendu à un non-lieu, se laisse aussi voir dans l’autre mythe encombrant des États-Unis : celui de la disparition. Dave Eggers parvient d’ailleurs à en faire un ressort narratif qui le confine à une certaine archéologie. Josie veut se confronter au mythe de la wilderness, cette proximité toujours avec une sauvagerie toujours reniée et donc attirante qui a fondé les Amériques, passe par la lecture des « Pistes qui s’estompent ». Josie et son fils lisent les demandes de ceux qui ont perdu la trace de leur proche, bien longtemps auparavant. Miroir aveugle de leur propre situation bien sûr. Difficile désormais de se situer face à la Frontière.

Si l’Alaska, après moult déboires qui suffisent à tenir l’intrigue, représente in fine et malgré tout « la dernière frontière, pure et intacte, irrégulière et sale, infinie, autonome et en même temps complètement dépendante, ce sera dans une illusion joyeuse, folle bien sûr car suspendu à un espoir toujours fragile. Celui du mouvement, du courage. Tout paraît d’abord « encombré et pénible », des aires de repos pour camping-car, une sorte de sauvagerie encadré, « triste comme l’est tout zoo, un endroit où personne ne veut vraiment se trouver. » Nous sommes loin des derniers vestiges de l’Alaska qui si bien parvenait à ressusciter le si beau Grand Nord-Ouest d’Anne-Marie Garat. Autour de Josie tout brûle et ne reste alors que la très grande capacité de Deve Eggers à faire exister ces personnages. Sens assuré de la formule pour sa description de personnages simplement touchant car incroyablement vivants : Ana d’abord « une menace constante pour le contrat social », enfant turbulente, voix de la destruction à peine canalysée par son frère trop sage. Dionysos et Appolon coincé dans un camping-car avec une mère qui cherche à traduire cette musique au fond de sa tête, cette comédie musicale souvent si drôle, tout le temps grave qu’est Les héros de la frontière. Tant la littérature reste la seule façon de croire, dans un massacre musical dont, comme Josie quand elle le perpétue, on ne sait jamais s’il est magnifique ou stupide, sacrificiel ou ridicule, trouver une justification à notre existence.

C’était le seul médium qui pouvait exprimer correctement notre véritable folie et notre hypocrisie : notre capacité à nous asseoir collectivement dans un théâtre pour regarder des fous chanter des bêtises tandis que dehors le monde brûle.



Un grand merci aux éditions Gallimard pour cet envoi

Les héros de la frontière (trad : Juliette Bourdin, 24 euros, 398 pages)

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