Change-t-on véritablement, la vie que l’on mène n’est-elle pas essentiellement celle que l’on se rêve, ne tient-elle pas à nos illuminations artistiques, nos rêves ou nos si longs adieux à un ami enfui ? Tel qu’en lui-même, parfait donc, Richard Russo entrelace ces questions dans un roman ample et empli d’empathie. Le pont des soupirs décompose sa très jolie histoire dans de curieux jeux de dédoublements et creuse avec toujours plus de finesse les thèmes de l’auteur : l’immobilité, la fidélité, la gentillesse ne nous y définissent qu’en regard d’une fuite égoïste et souffrante.
Soulignons-le à nouveau, Richard Russo possède le don assez rare d’écrire des romans toujours différents dans leur aptitude à se ressembler, à traiter obstinément des mêmes thèmes au point de nous convaincre qu’il nous est impossible de nous en sortir. Dans Le pont des soupirs, un de ses romans particulièrement réussi, il balance sans fard une empathie sans concession pour l’optimisme béat du narrateur et de son père. Au passage, une véritable proposition romanesque : gageure de tenir une intrigue avec un personnage bon, idiot sans aucun doute mais dont jamais Russo ne se moque. Lucy, le narrateur et Big Lou, son père portent une confiance tranquille dans l’univers de Thomaston, sa rivière polluée et sa tannerie en faillite qui nous rappelle bien sûr Le déclin de l’empire Whitining.
Sans naïveté ni excès de noirceur connaît les limites de cet amour irrépressible, son repli sur le monde mesuré (et peut-être en cela universel) d’une épicerie de quartier. Assumons alors avoir été touché par ces personnages, par leur confiance, cette forme particulière de bonté qui permet de dévoiler toutes les ombres au tableau. Elles pullulent dans ce roman plein de toiles qui servent de doublure, de redites d’un passé où elles avaient une valeur prophétique ou illumination d’un regard rétrospectif qui amène mort et apaisement. Comme le dit Lucy qui s’occupe à reprendre avec un soin hystérique son passé, les raisons de ses absences qui illuminent le récit et dont on se gardera de donner l’explication qu’il leur invente : « J’ai probablement vu ce jour-là les obscurs fondements de la méchanceté, et mesuré notre impuissance devant elle. » Aveu de plus banals et pourtant sans doute essence du roman. Sans acrimonie, Russo nous demande alors s’il est vraiment préférable de se planquer (avec une naïveté et un romantisme équivalent au fond) derrière la hauteur de vue, la non-acceptation de l’ordinaire de nos vies comme le fait Mr Berg, un de ces professeurs à la folie charismatique comme les aime le roman américain et dont Le maître des illusions de Donna Tartt nous donne une magistrale illustration. Richard Russo, peut-être plus que dans tous ses autres romans (sans pour autant sombrer dans un dispositif mécanique), joue de l’art du contre-point, de la définition négative de son projet romanesque
Les petits hommes aux petits rêves ne l’intéressaient pas, même si leurs rêves exigeaient un courage énorme et une endurance sans limite.
Fidèle à lui-même, Richard Russo continue son portrait de l’Amérique de la moyenne, de ces gens ordinaires que la littérature française, me semble-t-il, ne sait décrire sans sombrer dans le pathos sociologisant ou la condescendance. Certes, Richard Russo s’attarde sur les délimitations sociales de sa ville et aussi sur la question raciale. Pas sûre qu’il soit véritablement à son aise sur ce problème américain majeur. Mais il dépasse allègrement cet enjeu théorique. Justement par une précision par laquelle chaque souvenir n’incarne aucune idée, ne porte que peu d’interprétation. À l’instar de Quatre saisons à Mohawk, un peu moins quand il parlait d’une autre génération dans Le déclin de l’empire Whitining, Russo sait évoquer l’adolescence, sa croyance d’avoir à affronter un monde nouveau « mais avec de curieuses dissonances qui le rendait hasardeux et excitant. » Et ça marche sans doute grâce à un contre-point d’abord légèrement comique avant que l’humour laisse place à sa noirceur fondatrice. Comme le dira Bobby, ce personnage fuyant auquel Lucy ne cessera de faire ses adieux : « Franchement, qui avait la nostalgie du collège, cet endroit où tout allait de travers ? » Lucy lui s’y noie dans une cartographie panique, une volonté d’ordre compréhensible et répréhensible. Mais Russo sait s’en servir pour son pouvoir descriptif : « Perdre un endroit n’est pas si différent de perdre quelqu’un. Les deux s’en vont sans permission, vous laissent diminuer, à court de preuve et de témoignage. » Le pont des soupirs se révèle alors la traversé de la perte, l’acceptation douloureuse d’une identité fixe mais sans doute pas figée.
Le dégoût de soi se lisait dans son expression, mais autre chose aussi qui m’avait échappé : la futilité de combattre sa nature profonde. {…} Voilà ce que signifiait son affreuse blessure. Une soumission à l’inévitable. {…} Ébahi, j’avais trouvé ce masque de dégoût sur mon visage. Et si nous n’étions rien d’autre que nous-mêmes ?
Les 730 pages de ce roman tiennent alors dans ce que nous pourrions appeler, si nous trouvions un contre-point ironique, une dialectique du regard. Tous les personnages s’inventent des doubles, ont des visions oniriques de ce qu’ils auraient pu être, de ce qu’ils vont devenir. Donner vie à une existence dans une petite ville au nord de l’État de New-York sert alors à rendre une vision extérieure, disons à une aspiration artistique dont Russo fait toucher les épiphanies avec évidence : « il n’en restait plus qu’une aura, la sensation brûlante qu’une chose avait eu lieu, et qu’elle disparaissait pour ne jamais revenir. » L’auteur a alors la modestie de ne jamais transformer ceci en une pesante mise en abîme du travail créatif qu’il caricature dans le personnage de Mr Berg sus-mentionné. Lui, il s’enferme chaque été, noircit des pages pour récrire son histoire malheureuse avec sa femme, la mère de celle qui deviendra l’épouse du narrateur. L’art devient alors une façon parmi tant d’autre de sans cesse réécrire sa propre histoire. Tous les personnages, avec mention spéciale pour toutes les femmes parfaitement saisies, s’y adonnent. Cet ordinaire mensonge à soi-même laisse apercevoir dissimulation et arrangement, culpabilité (pour un suicide mais aussi pour avoir laissé un noir se laisser faire tabasser pour avoir osé aller au cinéma avec une jeune blanche) mais surtout de puissants ressorts dramatiques. Certes, les thèmes sont alors communs à beaucoup de romans de l’auteur (la figure du père entre ressemblance et aversion, l’attrait de l’égoïsme, le retrait du devoir…) mais leur mise en place varie autant qu’une existence le peu dans sa conscience de se soumettre, malgré tout, à des répétitions et des modèles. Et puis, persiste surtout le plaisir de lire.