Retraduire Kafka : rendre son journal à son étrangeté, à son aspect d’un travail en cours, à son acheminement vers la description mais aussi le déshabiller des encombrantes lectures précédentes, lui rendre son corps hors la maladie et son inquiétude. En entreprenant une nouvelle traduction, Laurent Margantin offre une approche de Kafka tel qu’en lui-même : déstabilisant et plein, dès son premier carnet, d’éclats descriptifs et d’approches difficultueuses d’en esprit en tension.
Avouons d’emblée un certain embarras à parler de ce petit objet. Toujours bon signe au demeurant de se demander d’où l’on parle, de préciser sa méthode, d’éclaircir sa démarche. La nouvelle traduction par Laurent Margantin contraint à préciser ceci : ici je ne vais tenter de consigner seulement – assaut de fausse modestie – des impressions de lectures. La présence monumentale de Kafka paralyse un tant soit peu : qui suis-je pour commenter ses tensions vers l’écriture, son acheminement vers la simple perfection de ses récits ? Où trouver sa place dans une longue et glorieuse tradition critique ?
Toutes les choses qui me viennent à l’esprit me viennent pas depuis la racine, mais seulement de n’importe où vers le milieu.
Partons de ce présupposé : cette nouvelle traduction permet une lecture nouvelle. Laurent Margantin a opté pour le parti-pris de ne pas encombrer sa traduction d’un lourd appareil critique. Aucune note explicative, pas d’index de nom rien qu’une préface brève et éclairante. Lecture nouvelle aussi car très vite, il m’a semblé assez absurde de comparer les traductions. Ne parlant pas un mot d’allemand jauger cette nouvelle traduction reviendrait à émettre un jugement de valeur peu autorisé. Soyons plus précis : durant les premières pages, quand une citation retenait mon attention, j’ai vérifié les dissemblances avec la traduction de Marthe Robert.
J’en retire deux intuitions. Elles ont guidé ma lecture. Donnons-les pour leur peu de valeur mais surtout parce que la parole critique ne se défait pas, je crois, de ce type d’intuition. Autant que je puisse en juger, Laurent Margantin a rétabli la ponctuation originale du journal. La phrase de Kafka s’en trouve singulièrement modifiée, actualisée oserais-je même peut-être. Chaque traduction signe son époque. Dans sa précédente traduction, la seule dont nous disposions ai-je cru comprendre, reprenais la phrase de Kafka pour lui donner une conformité syntaxique pour ne pas dire un rythme français en tout cas une précision ayant déjà valeur d’interprétation. Le grand intérêt de la traduction de Margantin est de souligner que dans son journal la pensée de Kafka est la poursuite d’elle-même. Un épuisant face à face avec son « évidente incapacité à avoir une impression pure. »
Si la comparaison des deux traductions n’a aussi pas si longuement tenu ma lecture, c’est – outre ma paresse – que l’ordre entre ces deux livres très vite est rompu. D’abord par une variante dans la reprise d’un récit. La traduction de Laurent Margantin nous donne toutes les reprises, en extensions toujours, d’un constat sur la perversion de son éducation qui, dans ses différentes versions, dessine presque un récit. La lecture offerte par cette traduction est celle plutôt d’un carnet que, stricto sensu, un journal. Aucune datation n’est ici rétablie. Il m’a alors semblé que Kafka se situait moins dans le journal, récit au jour le jour d’un quotidien mis en écriture, que dans le cahier où se consigne des tentatives d’écrits comme autant de pistes de réflexions. Pas certain de pouvoir résoudre cette oscillation : est-ce la nouvelle traduction ou sa présentation qui présente chaque fait dans une approche du récit, une sorte d’essai de description. Pour ne pas dire de gamme d’où ressort déjà cette musique si propre à la prose de Kafka. Les entrées de ce journal sont rarement une déploration, une thésaurisation de la souffrance des jours. Plutôt, assez souvent déjà, un art du portrait et de l’instantanée. Il m’a semblé que Kafka, contrairement à ce qu’il disait à propos d’une de ses séances d’écriture avec Max Brod accédait « vraiment à l’air libre de la véritable description, qui vous détache le pied du sol de l’expérience vécue. »
Un homme qui ne tient pas un journal est dans une fausse position par rapport au journal d’un autre.
Venons-en, puisque la, lecture d’un journal pousse à parler de soi, à cette autre source d’étrangeté apportée par la lecture d’une nouvelle traduction du journal de Kafka. Une relecture où l’on ne retrouve plus rien comme si on n’avait pas tenté de s’approprier déjà les phrases de cet auteur si important dans mon passé. Avoir repris mon exemplaire des Cahiers Rouges du Journal de Kafka m’a laissé pantois face à mon peu de souvenir de ma lecture. Comme s’il ne m’en restait que les commentaires. Ceux de Maurice Blanchot en première ligne. Laurent Margantin me pose cette question : qu’elle place et importance et existence apporté à l’œuvre de Kafka pour elle-même ? Bien sûr, notre vision est polluée par le choix de Max Brod bien d’avantages que par la traduction. Il m’en restait cette vision très réductrice, essentialiste comme l’est la lecture de Blanchot, le journal de Kafka c’est la nuit, l’insomnie, l’aspiration à l’écriture face à un quotidien tourmenté et bureaucratique dont, par contre-coup, nous avons des aperçus d’une cauchemardesque exactitude.
il ne reste plus pour cette nervosité qu’une heure au crépuscule tout au plus, elle se renforce un peu, ensuite s’affaisse et creuse dans ma nuit un trou inutile et nuisible.
Allez savoir pourquoi, j’avais totalement oblitéré la dissociation charnelle dont cette nouvelle traduction donne une empreinte précise. Disons un inassouvissement dont Kafka ne méconnaît pas, sans la surdéterminée, la composante sexuelle et sentimentale. L’occasion de recommander, au passage, la lecture des si décisives Lettres à Félicie. Max Brod aurait caviardé les visites de l’auteur au bordel mais aussi la présence de personnages vivants. Une fois encore, cette nouvelle traduction rend la nudité du journal et met l’accent sur le plus important : le plus décisif pour Kafka n’était sans doute pas la description des acteurs du théâtre juif mais plutôt l’approche de la réalité de ses sensations.
La dernière difficulté de cette note de lecture (dont l’insuffisance et l’imprécision me frappe) tient à cette impossibilité à juger cette partie du journal en l’absence de tout le reste. Une vraie hâte de lire la suite pour corriger mes approximations. Vous savez ce qu’il vous reste à faire : achetez ici ce premier cahier pour encourager Laurent Margantin à poursuivre ce travail de traduction. Notons pour finir que ce travail hors du monde éditorial ajoute un attrait indéniable à l’entreprise : trop souvent la nécessité d’une nouvelle traduction coïncidence étrangement avec le passage dans le domaine public et donc un intérêt marchand qui interroge cette urgence.
Un très grand merci à Laurent Margantin pour cet envoi.
Journal Premier Carnet 1909-11 (trad : Laurent Margantin, 90 pages, 12 euros 10)