« En raison de la dangerosité de l’épisode de tempête au large de l’île, la traversée vers le continent est suspendue jusqu’à nouvel ordre. »
Cette phrase griffonnée s’affiche derrière la vitre de la capitainerie. La vie bascule aussi aisément.
Reste à retourner à l’hôtel. Sous le regard goguenard des rares îliens planqués au bistro, la petite troupe dépareillée s’entasse, une nouvelle fois, dans le mini-bus. Depuis ce matin, son chauffeur s’agace d’avoir à vérifier, avec arme et bagage, une improbable ouverture dans le ciel, aussi bas que sont hautes les vagues qui arrosent le quai déjà derrière eux après un départ dans un crissement de pneus.
« Sont cons aussi, ces touristes. Ils se ruinent pour voir les tempêtes de janvier et osent ensuite venir se plaindre quand les vagues les acculent à les contempler sans fin. »
La pluie reprend, droite. Le chauffeur entreprend les virages avec une rudesse dans laquelle il s’est laissé enfermer. Le pittoresque, le pire des pièges à touristes. Le vent, de noroît, lui il s’en fout, il couche la lande et les près ras quand le van arrive sur le plateau où l’île impose sa sauvagerie, vallonnée, cultivée.
Le paysage, aride et époustouflant, aurait pu faire taire les plaintes. Un tel volume sonore empêche de voir songea le chauffeur. Pas mon boulot de savoir si vous conserverez vos suites, si la vue sur mer est étanche, quand ils vont venir réparer l’antenne-relais pour que l’on puisse expliquer notre absence, qui va nous remboursez nos jours chômés. Mon métier, moi non plus je peux pas le faire : comment vous croyez qu’on pêche sur une mer aussi démontée ?
Au carrefour, pour une fois désert, l’homme sait que la houle de fond ne s’est aucunement dissipée. Question d’odeur dans ce gris humide qui s’abat dans l’heure indistincte, lumineuse pourtant, par la grisaille de ce ciel bas. Même la chaussette de l’aérodrome, arrachée, ne donne une indication de la force du vent dont le chauffeur aurait aimé écouter rumeur et tremblement. Il s’apprête à le confier à son voisin, le seul qui a accepté de monter sur la banquette avant encombrée. La qualité de son silence le retient. Une inquiétude sans rien de spectaculaire. Le seul qui ne se donne pas en spectacle semble acculé, heureux presque de cette absence d’issue.
Le chauffeur n’a pas entièrement tort. À son côté l’homme se tortille, évite à grand-peine de ne pas s’assurer, une fois de plus, dans le retro perclus d’immenses gouttes de pluie, n’avoir pas été suivi. Comme si être coupé du continent allait le couper de son angoisse. Tant que le bus à la con montait, il s’est réjoui de la nouvelle : quelques jours de coupure supplémentaire m’aideront à me calmer puisque c’est ce que je suis venu chercher. Fallait-il vraiment venir sur une île pour enfin admettre que tous mes projets finissent par couler ? La loi du genre, il le savait et, pourtant, au fond de lui, il continuait à espérer un naufrage sans faux-semblant.
Au passage, il devine le phare, ses rayons, en pleine journée, ne trouent même plus l’obscurité soudainement tombée. Plus personne ne s’oriente grâce à d’aussi antiques point de repère. Il ne le sait que trop lui qui a troqué son métier de cartographe pour celui de concepteur de GPS par résonance satellite. Depuis, lui-même est incapable de comprendre son métier : il développe des concepts. La plupart acheté avant de les voir avortés dans leur impossibilité à être techniquement réalisés.
La vue de la côte l’aide à cesser de ressasser son ressentiment envers sa rentable improductivité. Il pense surtout à l’expression « purée de poix ». On devine la mer, ses falaises déchiquetées, bien plus qu’on ne la voit. La clameur d’un ressac furieux est instantanément interrompue par une averse de grêle. Un cri, pur panique, l’accompagne. Il veut se moquer mais l’embardée du véhicule, si proche soudain de la rambarde, qui si mal les protège d’une chute dans le minuscule port au pied d’une prétentieuse thalasso, l’effraie à son tour.
Hormis cet informaticien vendu aux virtualités de la spéculation informatique, la crieuse est la seule à ne pas arborer un âge canonique dûment couvert de coûteux bijoux. La première fois qu’il l’a croisé, tiens précisément dans le petit chemin qui serpentine autour de ses plages aussi mirifiques inaccessibles et dans lesquels ils menacent maintenant de verser corps et biens, il s’était dit qu’entre eux quelque-chose aurait pu être possible. Avant d’être retenu bien sûr par la crainte de parvenir à ses fins, de la décevoir en révélant les abîmes de vides mal masquées par chacune de ses réussites.
Le cri lui a échappé, elle voudrait maintenant se planquer, être n’importe où ailleurs. Même dans son appart miteux, à faire semblant de rédiger, pour d’autres, le résultat de recherche historique menées en mercenaire. Dans un bistro, un soir, plus désœuvrée que triste, elle s’est déclarée « historienne free-lance ». Le connard avec qui elle était alors l’a assuré que c’était une superbe idée. Elle l’a cru. Le pire c’est que — un site internet et 500 cartes de visites plus tard — ça marche. Époque de merde : maintenant elle n’est jamais chez elle, toujours à parcourir les archives, à gonfler ses notes d’hôtels et de frais pour que ses clients en aient pour leur argent. Pour le moment, une famille la paie pour lui inventer des racines insulaires. Issus de l’ouest parisien, ils viennent sur l’île depuis une vingtaine d’années et ne sont jamais parvenus à s’« intégrer ». Le fait que ce soit des sales cons imbus d’eux-mêmes ne semble pas rentrer en ligne de compte. Trois semaines qu’elle joue, dans cet hôtel dix-neuvième avec une vue imprenable sur la côte, à faire comme si la sympathie pouvait s’acheter.
Là, tout de suite, elle en aurait bien à revendre de la sympathie bien gênante. Au centre de l’attention alors que le véhicule parcours au ralenti les derniers mètres qui les sépare du parking. De la gêne à confesser ce qui ressemble, elle le sait, à une hallucination. Certaine d’avoir vue le scintillement éperdu d’une fusée de détresse, elle ne saurait assurer l’existence d’un galion corsaire un instant aperçu avant l’évanouissement du maigre tir d’artifice.
Impossible surtout d’expliquer la panique de voir une de ses visions de son rêve de la veille pour ainsi dire réalisée. Se sentir conne de la transparence de sa transposition : après une journée aux archives à lire des récits de naufrages, elle a trouvé, durant la Terreur, un épisode de mutinerie où toute une famille, nobliaux ruinés, aurait été coulé après plusieurs mois à harceler les côtes de l’île. Une origine idéale pour ses commanditaires. Une affaire encore à éclaircir car les sympathies furent aussi intérieures que les financements extérieurs.
Le deuxième épisode de « Solidarité insulaire » est à découvrir ici.
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