S’approprier la poésie par une visite, virtuel scandée et ironique, de ces lieux imaginaires entre effondrement et expulsion. La langue de la girafe recueille, fragmente et expose, autant de tableaux lapidaire, de phrases versifiées où continuent à s’entendre la rumeur du monde, la possibilité un rien moqueuse d’un lieu où la laisser resplendir, réfléchir.
Il faudrait pouvoir suspendre le sens, lui entremêler comme le fait l’autrice, des échos et des coupures. Laisser chacune de nos phrases résonner de la signification un peu trop définitive que se garde bien d’enfermer La langue de la girafe. Approchons le livre par un détour. Une couverture sans titre ni non d’auteur me semble bien plus qu’une illustration éditoriale : une résonance à ce projet d’absence de soi, de lyrisme, de théorie mais pas de poétique qui affleure dans chaque vers (?) de La langue de la Girafe. Un mot alors sur Abrüpt, la jeune maison d’édition suisse qui a publié ce très joli texte. J’espère vous en reparler très bientôt. Là encore, leur philosophie de partage, de dispersion de la propriété intellectuelle (leurs livres numériques, intégralement conçus sous GNU/Linux et – si j’ai bien compris – LaTex, sont disponibles gratuitement) pour indispensable et novatrice que soit cette posture, est surtout une rencontre en totale adéquation avec le projet de Christine Jeanney. Afin de ne pas le réduire à l’absurde, je vous invite d’ailleurs instamment à visiter son site où, depuis pas mal d’années, elle expérimente une implantation d’un web littéraire. On pourrait approcher ainsi je crois le projet de La langue de la girafe. On connaît l’antienne de Lautréamont, ou plutôt sa réversion ironique, son inversement des valeurs dans un jeu de proverbes plus ou moins ironiques sous son nom de Ducasse : la poésie doit être faite par tous.
Laisser écouter la rumeur du monde, capturer des phrases peut-être entendues au hasard étant entendu que « Cela se génère aléatoirement et à l’infini » comme si « À partir d’un geste primitif, je souligne la singularité de chaque personnage. » Une comparaison aidera alors à comprendre non la singularité (il me semble que Christinne Jeanney se démarque heureusement de cette velléité de s’incarner dans une voix unique) mais la teneur du projet de La langue de la girafe. Avouez avoir d’abord penser à La cartothèque de Lev Rubinstein : la même façon d’assembler des fragments en les décollant, des bouts de phrases qui ne font sens que par l’assemblage de chaque vers conçu comme une fiche. La même, je crois, ironie comme manière de préserver une croyance. « Fouiller ce monde pourrait un jour révolutionner notre vie », un zoom sur les abysses, certitude tenace que « ce qui se dessine disparaît l’instant d’après » et qu’« heureusement il y a toujours ces petites choses qui continuent. »
Ce qui persiste je crois (désolé pour ce mantra mais préservons ici le principe d’incertitude) c’est la possibilité d’une trame narrative et représentative dont se joue habilement La langue de la girafe. Hasardons pourtant une systématisation : la poésie continue à apparaître dans ses dénégations, dans ses déstructurations des modèles établis. On peut ici penser à Poéticide de Hans Limon. La langue de la girafe s’amuse d’abord à emprunter une sorte de cheminement sinon romanesque tout au moins celui consistant à nous raconter des histoires (fonction première, épique, du poème) qui s’entremêlent en de jolis fondus-enchaînés. Le fil narratif directeur de ce récit serait donc, possiblement, la visite d’un musée virtuelle, d’une habitation témoin comme d’un lieu où se dégagerait les derniers vestiges d’un art de la figuration que, par les références constantes à la peinture, doit continuer à être la poésie.
Aucune abstraction malgré ce que pourrait laisser entendre mes pauvres mots. Plutôt une volonté d’incarnation tant la question de ce livre (de toute écriture ?) reste « comment réatterrir dans le réel ? » quand, selon les mots de l’autrice, à quitter la réalité vous vous cognez au réel. Une forme de réel mis en évidence, en musique pourrait-on dire tant il se dégage un rythme discret et suave de La langue de la girafe, par cet effacement de la personne du poète. Plus d’artiste mais des déclinaisons de l’art, des légendes muséales, des symboles patrimoniaux qui sont, comme le soulignait Cécile Portier dans De toutes pièces, seuls à mêmes d’épuiser le réel comme si la fleur n’était pas une mallarméenne absence de tout bouquet mais le fantôme d’une fleur qui assure le réel de tout fleurissement. Désolé pour cette phrase peu claire, consulter le livre et vous en saisirez l’envers du sens. Pour être plus simple, la lecture de ce recueil nous pousse à nous approprier cette question de la poétesse (bouh !!) : : « De qui cette œuvre d’art est-elle l’auto-portrait ? » Avoir retenu, au passage, cette ironie marquée sur la sensibilité prétendument féminine qui permet de décentrer toutes les propositions artistiques contenues dans ce livre. « Des centaines de sites pour trouver le lieu qu’il me faut. » Reste au lecteur à trouver ce lieu qui imposera sa formule.
Grand merci à Abrüpt pour l’envoi de ce livre
La langue de la girafe (62 pages, 7 euros 50)
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Muy buen análisis
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