L’outil et les papillons Dmitri Lipskerov

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La perte du pénis ou une interrogation, absurde et virevoltante, sur nos libidos et sur ce qui nous tient debout. Dans une manière de conte philosophique, aussi hilarant que vecteur d’une acerbe critique sociale, Dmitri Lipskerov entraîne son lecteur dans une mise en scène des possibilités du récit, de ses vertiges démoniaques. Toujours insaisissable et irréductible à une morale toute faite, L’outil et les papillons dépeint la Russie aujourd’hui mais surtout épuise le seul désir qui vaille : celui de sens.

Avouons un plaisir particulier à la lecture de ce roman singulier  : la poursuite d’une interprétation qui échappe dès que vous pensez en avoir recueilli quelques bribes. Par un changement de point de vue, par un retour en arrière ou par une capacité à s’enfoncer dans une strate plus profonde de fantastique, dans un grand éclat de rire L’outil et le papillon à nouveau vous échappe. Au point d’ailleurs d’être parfois effleuré par le soupçon que ce roman n’est pas le moindre sens. Ce serait, somme toute, la suprême novation du roman :  cesser de raconter des histoires qui veuillent dire quelque chose. La morale et son message ; le personnage et son caractère à l’immuable exemplarité. Peut-être est-ce de cela que se gausse L’outil et le papillon.

la situation était d’un surréalisme digne de Dali. Un jeune homme cherche à prouver à un individu qu’il n’est autre que son sexe. En même temps, la disparition de l’objet sus-mentionné chez Arseni Anréivitch n’était pas moins absurde que les œuvres de Kafka.

Certes. Mais, je crois, que ce jeu de référence se révèle à double détente. On peut d’abord le penser un rien automatique, pas loin de passages obligés. Avant que l’absurdité de la citation nous conduise à en interroger le sens. De fait, le surréalisme phallique, facile parfois, de Dali masque pour mieux la dévoiler cette paranoïa critique à laquelle René Crevel donnera sa lumière définitive. De la même façon, l’absurdité de l’œuvre de Kafka est une réduction, par l’absurde of course. Se transformer en cloporte, arpenter une accusation hallucinée comme arrière-plan à une mise en perspective de la condition humaine perdue dans ses pulsions de destructions (un désir de voir le pire se réaliser, serait-cela les cauchemars de Kafka) et dans la panique sexuelle de ses mutations. Une référence sans rien d’anodin d’ailleurs car, comme dans tous les récits, je crois, du tchèque, l’herméneutique judaïque qui offre à L’outil et le papillon une ultime porte de sortie. Avouons que l’interprétation échappe radicalement de cette ultime noce à Prague. Tiens, tiens. Dmitri Lipskerov la présente comme le double de la ville sainte. Une sorte de justification rétrospective, absurde (?), de mon rapprochement entre l’indispensable Des voix de Manuel Candré et le Jerusalem d’Alan Moore. Soulignons au moins une façon de refermer le récit sur la constetation d’un enfer qui serait la honte.

Reprenons le fil du récit si délicieusement difficile à démêler précisément par ce jeu de pastiches et d’emprunts dont L’outil et le papillon s’extrait. L’honorable Arseni Andréiévitch Iratov, une crapule de première dont les crasses nous seront contées dans une belle variation de récit par un narrateur démoniaque, perd son sexe. Par un automatisme de pensée peut-être trop spontanée on pense alors être confronté à une relecture contemporaine du Nez de Gogol. Il y a de ça aussi. L’outil et le papillon devient alors une auscultation de la place de la bite dans nos sociétés. Portrait au vitriol de la Russie contemporaine, de son histoire de couilles et de magouilles. On pourrait aussi penser, en forçant un rien l’interprétation, que Dmitri Lipskerov se moque de cette vieille connerie de l’homme blanc castré devenu, par chez nous, un truisme de ce que je n’ose nommer littérature. Mais rien n’est aussi simple. L’outil et les papillons est loin d’être un manifeste féministe. Soupçon parfois qu’il est l’exact inverse. La plongée dans une mentalité où la virilité fait l’homme, la testostérone la créativité, la baise la supériorité, interroge toujours l’adhésion de l’auteur à ce qu’il prétend dénoncer. Le roman ne manque pas de récits d’abus sexuels en tout genre, de violence et de domination masculine. En sa toute fin, il vire même à une dystopie qui pose des questions trop sérieuses pour n’être pas abordées avec un sourire narquois. Si tous les hommes en venaient à perdre leur bite, les religions s’effondraient-elles, les arts et sciences seraient-elles de l’archéologie et surtout (d’où une défiance d’une pointe malgré tout de sexisme derrière la farce) le gouvernement mondial serait-il assuré par Angela Merkel avec Monica Lewinski comme secrétaire d’État ?On reste assez dubitatif sur les papillons comme représentation du sexe féminin moins sur cette conclusion chrysalide : « l’obscurité s’étendit sur le monde, d’une noirceur qui est l’apanage de l’heure d’avant l’aube. »

Tout le talent de Dmitri Lipskerov est de ne jamais conclure sa fable et de la laisser être portée par un art assuré du récit. Les personnages se croisent dans cet aspect de conte fantastique d’une tonalité pleine d’irréalité et de fantaisie qui séduit.



Un grand merci aux Éditions Agullo pour l’envoi de ce roman.

L’outil et le papillon (trad Raphaëlle Pache, 380 pages, 22 euros)

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