La société des rêveurs involontaires José Eduardo Agualusa

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De quels rêve est issu la fiction, quel mensonge soulève l’interprétation onirique, de quelles vérités, plurielles comme l’espoir, est-il porteur ? Roman polyphonique sur l’oblitération de la mémoire, celle de nos rêves et de nos identités plus ou moins inventés, mais aussi roman politique sur le cauchemar angolais dont la dictature se trouve ainsi décrite sous la lumière d’un réalisme insoutenable, La société des rêveurs involontaires réussit le pari difficile d’une plongée dans le rêve.

Ça pourrait commencer comme ça. Une blague immodeste pour se moquer de ma mauvaise mémoire  qui permettrait de pénétrer au cœur du livre : Agualusa est un auteur que je connais mais dont je suis incapable de me souvenir du moindre de ses livres. Sans en avoir la moindre image, je suis certain pourtant d’avoir lu, je crois, Théorie générale de l’oubli. Sincère effacement de la mémoire, authentique, je vous le promets, mais comme l’est la déformation d’une interprétation de rêve. Au fond, avec un vrai sens du récit La société des rêveurs involontaires nous propose une série de variations

Il m’arrive, parfois, de croire en une idée déterminée et son contraire avec la même identique passion ou sans passion aucune.

La partie la plus passionnante de ce roman qui parvient à ne jamais perdre de vue ni son rythme ni son intrigue tient à ses récits potentiels : un personnage livre un récit, véridique tant qu’il le prononce. « Pendant que je racontais mon histoire, tout était vrai. » Agualusa multiplie ainsi les présences qui, comme dans tous romans, sont hantés par l’absence. Le narrateur principal, peut-être pas le plus captivant, Daniel Benchimol traque les disparitions. Sans doute pour ne pas voir à quel point il se tient – image du premier narrateur venu – au seuil de la sienne. Récit potentiel captivant quand il se place en regard d’un jeu de dédoublement aussi inexpliqué et possiblement banale qu’un rêve. Daniel tient un journal dans la panique de ne pas se souvenir, de finir comme son père ne se souvenant que de la mer. Il offre ainsi une image, une prémonition puisque le rêve serait autant, comme le soulignait avec moins d’allant narratif Nos vies d’après de Thomas Pierce, rétrospection que projection d’un avenir incertain, à ce magnifique personnage de Hossi Kaley. Patron d’hôtel amnésique, qui offre ainsi, comme dirait Balzac un « sommaire rétrospectif » de chacun des personnes qu’il croise par crainte qu’elles ne soient une émanation de son passé de tortionnaire au service de la police politique. Premier visage ainsi offert de l’Angola par son passé qui ne passe pas. Hossi aurait le pouvoir, possiblement et tout ceci est laissé à l’interprétation du lecteur, de s’introduire dans les rêves. Lui qui se décrit, joliment, comme un éclair au ralenti est envoyé à Cuba. Le journal de cet ancien soldat, le seul que nous lirons, offre ainsi une vision éphémère et pénétrante d’une situation politique horrible et risible.

Soulignons au passage, le miracle fragile de La société des rêveurs involontaires : Agualusa nous promène dans plusieurs univers mentaux, il les dote d’une substance et les détails au point de les penser si singuliers qu’ils ne peuvent qu’exprimer un fond commun, une approche qui sait de cette belle idée jungienne d’un inconscient collectif. Comme si communiquer un rêve serait s’en laisser contaminer. Pour reprendre une de nos vieilles obsessions et éclairer ainsi la discrète réflexion sur la littérature poursuivie dans La société des rêveurs involontaires, ouvre à une temporalité particulière. Le rêve comme une musique déjà-entendu entretient cette impression de déjà-vu. La fabrique de l’image interroge sur l’inédit : le rêve est le résultat d’une culture. Une pensée au passage. Pourquoi ne pas établir une éthique onirique ? Vivre « moralement » pour maintenir l’intégrité de nos rêves, croire en maîtriser les rémanences, en réfléchir les images ou, tout au moins, ne pas nous laisser déposséder de leur mise en récit telle une ultime variation de liberté.

Le pacifisme, mon frère, c’est comme les sirènes : hors de la mer de l’imagination il ne respire pas, il a du mal avec la réalité.

Avouons alors avoir été un peu moins convaincu par les transmigrations (mes temps si choses comme disait Joyce) artistiques de ces visions de rêves. Le personnage de Moira Fernandes et ses manières de peindre le rêve ne m’ont pas convaincu sans que la description, assez évasive pour être évocatrice, d’Agualusa ne soit en cause. Peut-être simplement car la substance de mes rêves, le bois dont je suis fait, est essentiellement verbale. Agualusa en fait la matière même de son roman qui, dans sa description contemporaine, porte ainsi une belle manière de soulèvement, une explication de son évocation de l’Angola comme surréelle, à la fois plus précise et plus incarnée que ne l’est notre réalité par défaut. La société des rêveurs involontaires  réactive dès lors le questionnement de l’artiste dans la cité, à la fois dedans et dehors, en train de concevoir des rêves, des idéaux, singuliers et, donc, collectifs. Si vous voulez poursuivre une exploration de l’Angola comme territoire de rêves, je vous invite à découvrir La mer à Casablanca de Fransisco José Vieja.



Un grand merci aux éditions Métaillié pour l’envoi de ce roman rêveur

La société des rêveurs involontaires (trad Danielle Schram, 252 pages, 18 euros)

Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à consulter mes propres nouvelles sur cette page.

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