La nuit et ses avers de silence, la solitude en ses dévers de vide et d’éperdues amours, l’identité en ses dédoublements. Dans une prose, captivante tant son opacité révèle la transparence des apparences, Pierre Cendors nous embarque dans un voyage onirique, existentiel dans les commencements et recommencements. Si Silens Moon se présente comme une variation autour du Loup des Steppes de Herman Hesse, Pierre Cendors fait de son roman une quête de l’image, un vertige. Une écriture à découvrir.
On pourrait commencer comme ça, par une mélopée de René Crevel dans Mon corps et moi : on revient toujours à ses premiers amours. Souvenirs et idéalisations, éloignements et inventions. Pierre Cendors décide de revenir au Loup des Steppes. Joliment, comme tout dans ce roman dont chaque phrase est d’une précision ciselée, il décrit cette matière première comme un lieu second. Ces lieux sans importance a priori et pourtant qui restent. Comme tout le monde allais-je dire, dix-sept ans, les tilleuls de la promenade, vous êtes mauvais goût, et vous bercez votre solitude hautaine en lisant Le loup des steppes. J’en conserve un souvenir ébloui, trop précieux pour être vérifié. Je n’ai pas remis la main sur mon livre de Hesse. Pas grave sans doute, « Les images ont toujours le dernier mot » comme l’affirme avec force Silens Moon. Cette lecture d’ailleurs n’est peut-être pas indispensable. L’appréhension de « l’indigence et la viduité de la douleur » l’est d’avantage. Si vous avez la bonté de suivre mes propos, vous savez ma sympathie pour cette vacance de l’être, creux et repli qui, comme le précise Silens Moon n’a rien à faire avec le néant. Repenser alors à cette indispensable note de traduction (parfaite incarnation d’un lieu second que doit être une lecture) d’André Markowicz : la vie est un conte plein de bruits et de fureurs, racontée par un idiot et signifiant le rien. « Une insuffisance qu’il faut laisser infuser en soi ».
J’étais anéanti, j’exultais secrètement. Rien ne pensait en moi et cette vacance me haussait à une cime.
Une sorte d’absence, d’écoute en latence des arrières-monde, une solitude sensitive, une « faim errante », un « contre-jour émotionnel », bref tous ces instants où on peut croire que « vivre soit une réponse à ce qui ne dure pas. » Si la première et suffisante raison pour lire Silens Moon (et toute l’œuvre de Pierre Cendors que l’on sent animer des mêmes résonances, je tenterai de vous en parler bientôt notamment des Archives du vent à paraître au format poche chez le Tripode) est son écriture et sa saisine de ses instants de basculements où de soi l’on capture une identité flottante, Silens Moon captive également par une mise en intrigue où l’identité du narrateur se saisit comme un faux-fuyant.
je participais toujours d’un ordre sacré, constitué de poètes, de Loup des steppes, d’alchimistes et d’assureurs insomniaques, tous hantés par la figure d’une femme inaccessible, lointaine, torturante. À jamais élusive.
Silens Moon s’avère surtout, je crois, un jeu de doublure littéraire. L’identité première du narrateur serait un personnage mineure du roman de Hesse, le neveu de la logeuse de l’incarnation la plus décisive de la solitude. Pierre Cendors sait faire de ce fantôme une image ou plutôt des strates d’images un instant proposées et dont reste l’évidence et dont l’interprétation demeure comme un souvenir, comme la vérité recomposée de cette remembrance (pour emprunter à la langue de Cendors qui ne dédaigne pas le mot rare, fuyant par sa précision qui échappe). Le loup des steppes, en 1935, se dissipe dans la montée des périls. Tous les personnages de Silens Moon sont condamnés (juifs, orphelins et autres gueules cassées) à cette même oblitération de l’image, l’Histoire disent-ils. Une interprétation jamais lourdement symbolique précisément car elle se dédouble. Herne Heimlicht (le personnage par imitation de ce roman par mimétisme) reçoit un faire-part lui annonçant sa mort ; il endosse l’identité du mort. La littérature ne fait-elle jamais rien d’autre ? Emprunter des chemins de travers, réveiller des potentiels, inventer d’autres filiations, une « intimation au retour. »
le moment est venu pour moi de parler ce qui, dans l’homme, résiste non seulement au langage, mais trahit un secret qui relève du silence seul.
Le roman prend alors un autre visage. Celui captivant de Nada Neander. Une poursuite noctambule de la voie du silence, de l’image du désir. Pierre Cendors sait rendre cette présence comme un fantasme. J’ai cru y voir une manière de doublure surréaliste. Outre l’évidente pensée pour Nadja (le rien comme commencement de l’espoir), j’y ai entendu un écho à Aurora et aux premiers récits de Leiris. Dans Frêle Bruit, il explique, revenant à ses premiers amours, un rêve dans lequel une prostituée viendrait enfin fixer son identité. Le Morador (mirador en mal d’aurore ?) où le narrateur passe ses nuits évoque cette quête alchimique de la transmutation par un amour absolu, onirique. La très grande beauté de ce livre, dont je ne fais qu’effleurer des sens possibles, est de rendre possible l’exaltation. On parlait d’une influence surréaliste, il faut aussi l’entendre comme queue de comète du romantisme, celui allemand dont, pas seulement, par imitation fait montre Silens Moon. Sa descente vers silence et solitude demeure une façon d’en extraire la pureté. Par une indéniable distanciation Pierre Cendors inscrit la permanence du sentiment, la fascination d’une image vers laquelle on veut toujours retourner, dont il est trop facile de moquer la grandiloquence. Si comme moi vous ne connaissez pas encore Pierre Cendors, il faut découvrir son univers réfléchi comme la possibilité encore d’une poésie.
Un grand merci au Tripode pour cette invitation au Morador, pour ce grand et bref roman.
Silens Moon (188 pages, 19 euros)
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