La littérature et ses doubles ou les fatalités de la fiction. Au cœur des obsessions qui alimentent toute son œuvre (l’Orient et l’Occident, l’imitation et l’authenticité, l’image et ses mots), Orhan Pamuk trouve dans la réflexion sur la paternité un motif qu’il tisse avec son extraordinaire habilité et humour. À la fois mythe et récit ancré dans un quotidien, La femme aux cheveux roux résonne durablement, à l’image de tout ce qui tombe dans un puits.
La difficulté de parler de La femme aux cheveux tient d’emblée à la crainte de trop en dire. Cet immense roman (quoiqu’un peu plus bref que la plupart de ceux de Pamuk propose la justification de multiples rebondissements dont il serait idiot de gâcher le plaisir amusé apporté à cette lecture captivante. On pourrait alors approcher l’œuvre dans la manière dont Pamuk s’amuse à la constituer en écho à ses autres œuvres. On pense d’emblée à une manière de redite de Cette chose étrange en moi tant le choix du métier de puisatier incarne l’oscillation de toute l’œuvre de Pamuk entre tradition et modernité. Le très beau personnage de Maître Mahmut est de la « dernière génération e ceux qui exerçaient cette profession ancestrale. » Une très grande partie de ses romans saisissent l’instant de basculement : celui où la modernité apparaît dans son attachement à une tradition réinventée par sa revendication d’authenticité. Un peu facile, je pense, d’y voir seulement un visage de la Turquie contemporaine. Loin d’être un spécialiste du sujet, je crois que la grande valeur des romans de Pamuk est de montrer que ce drame se rejoue sans cesse et que l’on peut en retracer la généalogie en s’inventant des filiations.
Il n’était pas facile dans ses récits de faire la part entre la réalité et l’imaginaire ou de démêler le début de la fin.
Pour ne pas dévoiler l’intrigue de cette criminelle justification, de ce livre qui est « à la fois profond et sincère et mythiques {…}. Aussi crédible qu’une histoire vraie et aussi familier qu’un mythe. » , La femme aux cheveux roux peut se lire comme un fils (continuation et trahison, jamais si proche peut-être que dans la feinte opposition) de l’indispensable Mon nom est rouge. J’imagine parfaitement Pamuk s’amuser des doubles-fonds dont il jonche le point-aveugle de son récit : un puits d’où des supposés cadavres reprendront la parole et exprimeront cette culpabilité mal enterrée qui est l’objet primitif de la littérature. Soulignons cependant que, comme dans Mon nom est rouge, l’interprétation du récit comme une mise en intrigue policière est ici à l’évidence une fausse piste. Comme le dira Cem, le narrateur dont la simplicité prend sa source dans sa lecture de L’idiot : « nous avions tous les deux le sentiment d’avoir gagné en profondeur grâce à la contemplation de ces images. » Si on retrouve Mon nom est rouge c’est surtout grâce à un très beau retour aux miniaturistes persans, à une arrière-toile du récit qui devient la matière même du récit.
à force de baigner dans cet océan d’histoires, j’avais acquis la conviction que je pouvais résoudre l’énigme de mon existence et aborder des rivages sereins.
Pour détourner un instant l’approche de ce livre dont la lecture apporte en permanence l’impression de plonger dans la profondeur (tellurique et stellaire pour citer ce motif de conte de fées qui organise le récit) de l’image (une tentative éperdue pour trouver des mots aux émotions dont l’image serait aussi un accommodement), La femme aux cheveux roux se confronte au récit de l’amour fou, de la patiente reconstruction de sa perte. Un thème qui tient une place à part dans l’œuvre de Pamuk, on pense ici à son Musée de l’innocence.
Existe-t-il un besoin permanent de père, ou bien recherchons-nous le père dans les moments où nous sommes en proie à l’incertitude, où notre monde s’écroule et où nous sombrons dans la dépression ?
Cependant, urgent de souligner que La femme aux cheveux roux ne puise pas uniquement dans l’œuvre de son auteur dont, par épuisement du filon (comme l’eau l’est à Istambul par la modernisation et la rapidité avec laquelle elle permet de creuser des puits), il propose une synthèse. Pamuk sait que le roman c’est affronter ce qui ne lui appartient pas, se confronter à des mythes qui le dépassent pour les placer en miroir. Pamuk s’empare du thème du père pour livrer un roman politique. Une parabole des dérives autoritaires du pouvoir turques ? Sans le moindre doute, soulignons pourtant que La femme aux cheveux roux place en regard Orient et Occident, et nous demande si nous-mêmes ne sommes pas hantés par cette construction enfantine d’un désir d’autorité, d’une parole faisant Loi pour nous y opposer ou soumettre. Pour nous inventer, en tout état de cause, des pères de substitutions.
Une sorte d’absence, voilà je pense (sans grande originalité) la matière primale du roman. On peut aussi lire dans La femme aux cheveux roux un dernier regard sur l’effacement de la génération, en Turquie (?!), des gauchistes marxistes. Cem, part à la recherche de son père, sorte d’exilé volontaire à cause de la politique ou des désirs qui l’anime. Il n’y rencontrera que le mythe ou plutôt les infinis dédoublements que réfléchit Pamuk. On s’avance presque trop à préciser que La femme aux cheveux roux s’organise autour d’une relecture du mythe d’Œdipe dont Pamuk nous livre une déclinaison (peut-être concomitante ou antérieure d’ailleurs) dans le récit de Sohrâb qui en serait l’exact inverse. Sans avoir à le vérifier, j’aime assez l’idée que l’écrivain est inventé ou au moins détourné cette légende pour servir ce très beau jeu de miroir qu’est ce roman d’une souriante intelligence. Pour le moins une forme d’insubmersibles résistance tant que l’on continue à se raconter des histoires pour tracer un rapprochement avec Maudit soit l’espoir. La même certitude de n’avoir aucunement épuisé le sens de ses récits, la certitude d’avoir à les relire. Bref, courez découvrir La femme aux cheveux roux où n’importe lequel des livres de Pamuk.
Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman.
La femme aux cheveux roux (trad : Valery Gay-Aksoy, 298 pages, 21 euros)
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