Manque quelque chose. Une odeur ne s’agite pas. Ça désoriente, autant rester couchée. Retour au lit, en boule, endormie déjà, je sens ce qui m’échappe : lavande et un arrière-fond plus âcre, une odeur mâle d’animal policé. La senteur de la promiscuité.
Soleil. Les pièces ont été désertées. Aventureuse invitation. Je me stabilise dans mon espace, m’étire, avant d’y répondre. Pourquoi tout est si grand ? Aller se chercher à bouffer devient une activité à part entière.
Momentanément, aucune menace. Du bruit derrière les fenêtres, pas concernée, je ne m’y attarde pas. Heures esseulées, ordinaires, ne plus bien savoir ce qui leur manque.
Elles passent, parfaitement inconsistantes. Un éclair… puis ? Aurais-je vraiment à m’en préoccuper ? Ou serait-ce cela dont je sens l’absence ? Le temps, une préoccupation qui ne m’appartient pas. Lui, que je ne sens plus nulle part, semblait s’en occuper pleinement. Une panique à l’affût d’une proie jamais vue ? S’est-il laissé dévorer ? Les derniers éclats de lumière, mon fauteuil.
Repos.
La nuit, déjà. Personne. Je me poste à la fenêtre pour observer, d’en haut, la circulation. Comme si je pouvais prévoir son arrivée et reconnaître le son de sa bagnole. Elle, elle me l’a trop souvent répété pour que je n’y croie pas un peu. On parle bien, toutes les deux. Au début, une plaisanterie, des approximations à partir d’intonation. Maintenant, quand ça me dérange pas trop, je crois qu’on se comprend. Un peu.
On se laisse prendre, apprivoiser par les histoires qu’il raconte sans arrêt. M’a fallu un peu de sommeil pour comprendre que les histoires qu’il lui racontait, à elle lovée dans le lit, avaient pour unique héroïne moi-même. On en sort grandi. S’il avait été là, je lui aurais demandé si, au fond, elle et lui, ne m’ont pas appris à parler en me forçant à les écouter s’adresser à moi-même. Me voilà avec une voix du dedans. Merci du cadeau.
Avec lui soudain une conscience du monde extérieur où je ne vais pas. Pas encore compris pourtant ce qu’il y avait de drôle. S’il revient, il m’expliquera le sens de l’humour, pourquoi avec elle il aime tant rire. La réponse se cache sans doute dans tous ces livres parcourus dans une immobilité taiseuse, inquiète. Sans menace évidente. Aucune de celles dépeintes pour l’amuser elle dans mes folles aventures à la plage ou à la ville. Peut-être qu’il est parti là-bas, lui, dans cet environnement hostile qu’il décrit comme une vaste blague. Allez savoir. Souvent, on se tait de concert, on se comprend, je crois.
À parler, j’ai encore appris un truc : me regarder. Paraît que je suis la plus belle. Comme pour les descriptions de soi en héroïne intrépide, planquée, paraît-il, dans la soute d’un bus pour aller voir la mer, je me surprends à vérifier mon charme. Au début, un peu pour leur plaire, je me frotte au miroir de la chambre et contemple « ma petite bouille toute ronde. » Pas mal du tout.
Fort heureusement, je manque d’élément de comparaison. Mon royaume, plein de poutres, de recoins où grimper où s’affaler et regarder dehors, est sans partage. Faut vérifier, maintenant, que je suis bien la seule. Ne pas céder à cette passion de la comparaison. Eux, ils s’y laissent prendre et après se plaignent de n’être pas pépère.
Remettre mon odeur sur tous les meubles, éprouver la joie des parcours connus. D’après eux, je suis doté d’un imparable flair de l’espace. S’il restait un peu plus longtemps dans ce qu’ils appellent, allez savoir pourquoi, leur chez eux, ils sauraient en renouveler les proportions.
Faire comme si, cet endroit plein d’odeurs, de surfaces désagréablement humides, mais joyeusement glissantes, s’ouvrait sous leurs pattes pour la première fois. Moi, par exemple, j’ai pas compris pourquoi, dès le réveil et en catastrophe, ils se précipitaient dans cette pièce sans fenêtre ni nourriture, pour se couvrir d’odeur qui masquent mal leur identité animale, voire, pour lui, se couper les moustaches et les poils de la gueule. Après, il s’étonne de se cogner partout, de trébucher même sur moi, parfois. Ah ! Voilà la lavande, il s’en asperge dans l’espoir que ses poils repoussent, sans doute. Un parfait parfum, je grimpe pour le retrouver.
Quand je suis arrivée dans ce royaume aux possibilités illimitées, j’aimais me blottir dans ce froid espace suspendu. La blancheur mouillée de son émail, à ce qu’ils disaient, allait bien au lustre de mes poils noirs. Ils en racontaient pour m’apprivoiser, pour ne pas voir ma panique surtout. J’essaye à nouveau la posture.
Avant de m’y endormir, je me demande, sans ouvrir les yeux, que peut bien être cette mémoire qui, lui, l’obsède et qu’il partage alors anxieusement avec elle. Une façon d’expliquer leur façon d’être collés l’un à l’autre ? À force de dire sans cesse « tu te souviens ? » voilà que me reviennent des saveurs de ce que je suis censée avoir vécu.
Dormir.
Pas un bruit. Lumière déclinante du soir. L’heure à laquelle je m’agite disent-ils. Le moment surtout où j’ai un public pour mes courses de sa pièce à lui (du bois et des livres, du silence dans sa façon de rester assis à tapoter sur ce bout de plastique noirâtre où je n’ai pas le droit de m’étaler) à celle immense où sous le toit et le soleil, ils vivent et mangent. Canapé, table, fauteuil, circulaire piste de course à obstacles. Le rugissement d’énergie qui m’y précipite, pour le moment, se tait.
Allons se sustenter comme il aurait dit que je disais, avec un cheveu sur la langue, pour se prouver qu’il m’a transmis cette richesse de vocabulaire qu’il semble lui être aussi inutile qu’à moi.
En disperser partout, Gagner chaque bouchée, sans presse en savourer la trouvaille et se donner de l’air d’une réflexion intense juste pour se réveiller. Sentir, dans l’intervalle, aucun fumet de leur nourriture immangeable, sans viande je vous demande un peu, ne se dégage. Comme il l’aurait dit : il est toujours bien plus tard que tu ne le crois.
Il me parle quand je le regarde préparer à manger. En disperser comme moi un peu partout, occuper tout l’espace avec de grands et terrifiants fracas métalliques, chaleur et vapeur. Tout remettre à sa place, continuer le vacarme, nettoyer, comme il dit, et ensuite elle arrive.
Rien ne se passe. Je m’installe sur le fauteuil pour méditer à cet imprévu. Impossible d’en penser quoique ce soit. Se replier et contempler l’immobile, une activité infiniment suffisante. L’autre, il aurait appelé ça « vie intérieure ». Le seul espace qu’il sait défendre. Parfois, je crois qu’il s’est laissé prendre à son air inquiet, prisonnier de ses poses de penseur. Sa seule « bonne » idée est de m’avoir contaminée avec cette sale manie de se regarder verbalement exister.
À ce moment-là, assoupie déjà, je pense que, selon, lui je devrais avoir une vision prémonitoire. Et ça marche. Me voilà transporter dans un rêve dont je ne saurais dire qu’il m’appartient. Une expérience désagréable. Je comprends pourquoi, lui, s’il y est soumis, peine tant à s’endormir.
Une horreur olfactive : mon pelage pue au point de ne pouvoir le reconnaître comme mien. Peux pas le vérifier, un comme moi, avec plus de testostérone, me saute dessus. Mon feulement, j’ignorais disposer de cette fonction, ne l’effare pas. Je m’enfuis. Mes griffes grattent le sol sans s’y enfoncer. Une autre comme moi, tout aussi indubitablement femelle, miaule méchamment. Un mot inespéré me vient dans une intuition : chat.
Un nom bien plus approprié que celui qu’ils m’ont donné : Marcelline. Franchement on dirait une aïeule avec du poil au menton. Sans parler des surnoms bêtifiants dont ils m’affublent. En plein cauchemar, je devine être dans un refuge.
À toute force, j’essaye de me réveiller pour me demander, lui se serait passionné pour ce genre de débat, si cette vision vient de mon passé ou de mon avenir. Mes oreilles tremblent, la conscience me revient. Pour rire, ils parlent souvent de « mon gouffre affectif ». Aucune idée de ce que ça veut dire. Ça se traduit tout seul par une terrible panique de l’abandon.
Dormir.
Le deuxième épisode d’Après est à découvrir ICI.
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Impossible d’en penser quoique ce soit… 😉
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Adorable ce texte ! 🙂
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