Deux femmes perdues dans la nuit et leurs rêves, le 7 août 1930 en Indiana, le soir d’un lynchage de trois jeunes noirs. Laird Hunt s’empare de cet insurmontable événement historique pour nous en donner une vision intime, déchirante justement dans sa capacité à inventer le vocabulaire et les rêves du drame. À mesure que la nuit s’épaissit et que les rencontres se multiplient, La route de nuit révèle peu à peu les douleurs et surtout les fragiles victoires de trois femmes fortes.
Durant les premières pages, ma lecture de La route de nuit a été un peu entravée par une impression d’imitation. Sans doute est-ce d’ailleurs totalement ma faute. Sans doute est-ce seulement moi qui aie enfermé ce roman dans un jeu de références dont j’ai alors trouvé qu’il peinait à se démarquer. Difficile pourtant d’écrire aujourd’hui un roman sur le Sud profond des États-Unis sans être parasité par les modèles de Faulkner (on pense à Tandis que j’agonise pour la longue virée en chariot) ou à Flanery O’Connor (on pense à ce personnage d’un prédicateur pervers au point de piquer une jambe de bois d’une des nouvelles de Les braves gens ne courent pas les rues). Mais, plus je m’enfonçais dans ses pages touffus et dans la narration complexe, La route de nuit n’a cessé de me suggérer que je le méjugeais. Je continue à croire que le manque de prise, la mise en doute de la facilité de la parole critique, restent la preuve la plus évidente que nous sommes face à un grand livre. La route de nuit l’est à l’évidence par sa puissance évocatoire et ses richesses oniriques. Ce roman se divise en deux voix, celle de Ottie Lee et celle de Calla Destry. On peut penser, même si Laird Hunt laisse flotter un doute, que ces deux destins convergent sur une sorte de carte magique. Toutes les deux la découvriront puis la perdront. Comme pour sceller l’importance du rêve, les coïncidences fragiles où les événements vécus d’abord par Ottie Lee puis par Calla Destry, se referment sur la parole d’un troisième personnage au nom évocateur, à la traduction peut-être un rien trop contemporaine : dealeuse d’anges. Laissons au lecteur le grand plaisir de découvrir les entremêlements du récit.
C’était comme si on se baladait dans le cerveau du comté, dont on était les pensées. Ou les rêves.
Les deux héroïnes se perdent dans leurs rêves. Laird Hunt se révèle bien trop malin pour imposer ainsi une vision de l’inconscient collectif d’une époque. Plutôt un fond d’originalité par laquelle les personnages existent, comme par eux-mêmes. La route de nuit échappe ainsi aux reproches de reprendre des vieux thèmes éculés dont, certes, les États-Unis n’ont pas fini de faire l’épreuve. Entraînée par la foule, par son patron pathétique, Ottie Lee incarne le goût du spectacle morbide au cœur de n’importe quelle société. Tout le comté se presse à Marvel pour assister à un lynchage. Immanquable réjouissance.
Qui pourrait dire quels terribles peupleraient cette nuit ? Combien de temps tout cela durerait ?
Mais la dénonciation n’occupe pas le cœur (elle n’en perd ainsi aucune force) de La route de la nuit. Oé Kenzaburo affirmait qu’un romancier doit avant tout réfléchir par scène, sans doute pas par contenu moral ou autre message à délivrer. Laird Hunt parvient à donner une vraie profondeur à ses deux héroïnes. Ottie Lee est hantée par des visions de puits. Le romancier en capte l’essence de ce qu’est son personnage dans ce genre de phrases : « En étant Sally. Et pas moi. C’était un peu comme ne pas penser. » Il faut alors indiquer, sans en révéler les ressorts dramatiques, que le destin d’Ottie Lee se dessine peu à peu comme un dédoublement d’identité, une suite de blessures souterraines, « une farce, un théâtre d’ombres. » Ou pour le dire dans ses propres mots dont Laird Hunt sait dire la cavalcade de mots par des phrases entrecoupées comme une pensée sans but : Ottie Lee espère de cette nuit : « Une chose qui attendait. Une chose enfouie qui n’avait pas de nom. »
Une des grandes réussites de La route de nuit est alors, pour autant que j’en puisse juger, sa reconstitution langagière, la seule susceptible de nous faire entrevoir la pensée de ses protagonistes. Il faut d’ailleurs un léger temps d’adaptation pour saisir les nuances entre une feuille de maïs, une fleur de maïs ou une soie de maïs. La ségrégation jusque dans la sémantique. Et toujours au sein de cette dénonciation sans la moindre insistance, l’éclair de scènes qui restent : Calla Destry qui mange un orange, qui découvre impuissante la compassion d’un homme qui accepte de lui vendre de l’essence…
Si au cours de cette nuit les rêves et les souvenirs n’offrent aucune échappatoire, Laird Hunt semble jouer avec l’idée d’une représentation qui offrirait la possibilité d’une fuite toujours reconduite. Pour en réduire, qui sait, la gravité, Calla Destry mime le lynchage avec le drapeau de l’État. Elle comme Ottie Lee croient un instant se guider par cette carte étrange, obstinément hermétique, au cœur de ce roman qui continue à intriguer.
Un grand merci aux Éditions Acte Sud pour l’envoi de ce roman
La route de nuit (trad : Anne-Laure Tissut, 285 pages, 22 euros)
J’ai l’impression que tes chroniques deviennent plus claires et c’est hyper agréable de lire ta synthèse d’analyse ! Je vais découvrir cet auteur avec un autre de ses livres.
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