Le naufrage d’une conscience par une pensée à la dérive, éblouie par la douleur et le soleil. Dans une langue concise et belle, Cynan Jones restitue une magnifique prise de conscience de l’inéluctable. Vers la baie dessine alors une série d’illuminations, autant de poèmes en prose comme de courtes strophes pour restituer le rythme de ses instants au seuil de soi.
Ce bref livre que l’on peut étiqueter comme roman (même si les remerciements aux sauveteurs laissent entendre une expérience peu ou prou vécue) brille d’abord par son écriture. Une tension sèche, une exactitude des ressentis par un lyrisme violent. La quatrième de couverture évoque à raison Hemingway : on sent chez Cynan Jones la densité de chaque mot dans une volonté évidente d’en utiliser le moins possible. Comme le maître américain, l’action prime sur la psychologie dans ce récit des derniers gestes. Vers la baie capture l’alternance d’urgence, précipitations salées, et langueur de l’attente. On peut alors parler d’écriture poétique tant la prose se calque sur ce rythme. Pagayer avec une poêle, avancer vers un rivage toujours fuyant, osciller entre espoir et résignation. La vraie grâce de la prose de Cynan Jones est alors de suggérer l’universalité de cette situation. Sans heureusement insister sur sa signification symbolique. L’homme (le titre anglais de Cove dit à la fois la baie et le type, l’anonyme commun) part sur une impulsion disperser les cendres de son père, sa femme enceinte l’attend sans savoir où il est. Un mort annonce une naissance prétend la sagesse populaire, le motif ne se déploie pas ici. Après avoir pris la foudre, l’homme ne survit que dans des éclats de consciences, des seuils et des passages dont Vers la baie saisit la temporalité.
Il pense en moments, en instants – des éléments moins mesurables.
Sans doute parce que la sécheresse de la prose nous rend chaque souffrance, brûlure du soleil et de la soif, bruit lancinant de la douleur d’une main blessée, les métaphores de Jones dessinent de véritables constellations. Le personnage, dans la torpeur de sa nuit sans horizon, les déchiffre comme autant de préfiguration de son absence. Jusqu’à sa fin énigmatique, Vers la baie épuise les formes d’espoir, les images d’un retour glorieux ou celles de sa survie comme absence. Toujours en tension latente vers l’universel, on aboutirait alors à ce constat : « Le temps était un étrange océan. » Vers la baie prend sa mesure dans les étrangetés de la conscience. Le personnage, toujours dans un état second, à l’écoute souvent de la voix de son père mort, « se raccroche à lui-même comme à une pensée au sortir du sommeil. » Cynan Jones file la métaphore marine mais toujours avec une limpidité dans la langue. Si on n’a pensé à l’occasion au très beau et très proche La nuit la mer n’est qu’un bruit d’Andrew Miller, Cynan Jones réfute l’emploi de termes techniques pour que toutes ses métaphores suggèrent l’extériorité du sujet à lui-même. Un seul exemple de cette réification du personnage : « Sa conscience, une corde brisée que son esprit essayait de rabouter. » Plus le personnage navigue dans les eaux troubles d’une conscience altérée plus ses instants de lucidité acquièrent une sorte d’évidence, une vraie force visuelle. L’empathie pour le personnage fonctionne alors, on suit avec espoir les revirements de son naufrage et on lit avec plaisir cette remise en cause de cette inconsciente volonté d’autonomie face à la nature. Le prix à payer pour se croire aventureux. Un très beau et bref roman.
Merci aux éditions Joelle Losfeld pour l’envoi de ce roman
Vers la baie (trad : Mona de Pracontal, 98 pages, 11 euros 50)
J’aime bien les éditions Joelle Losfeld. Je me souviens d’une pépite sorti chez eux l’année dernière : « Des jours sans fin » de Sebastian Barry. Ta chronique est belle. 🙂
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et la 1ere de couv’ est magnifique……!
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