Sept récits de libération, de chaos, de confusion, d’images et de disparition. Dans une prose ironique et hypnotique, comprendre toujours au seuil de cauchemars rationnels, Giorgio Pressburger nous emporte à Trieste, cette ville décidément imaginaire. Nouvelles triestines captive de bout en bout tant y résonne une voix singulière par la tonalité particulière d’une permanente mise en cause de son récit et une très belle interrogation sur l’impersonnelle réalité ainsi aperçue.
Ce très bref recueil (même s’il ne faut pas méconnaître sa densité) a été pour moi une vraie découverte. Peut-être est-ce d’ailleurs le seul critère de jugement viable : suis-je près à lire un autre livre de cet auteur ou, comme c’est le cas pour Pressburger, ai-je la certitude d’avoir à me confronter à cet univers si singulier. Pour Nouvelles triestines, cette certitude vient aussi de celle de n’avoir pas toutes les clés pour saisir et interpréter la densité qui se communique de récit en récit. Le labyrinthe tissé avec tant d’enjouement par Giorgio Pressburger dessine, pour moi qui n’en est qu’une connaissance livresque superficiel, un parcours imaginaire dans ce Trieste si littéraire. Joyce et Italo Svevo bien sûr mais surtout, grâce au bâtiment de la Generali que tous deux évoque, à Pitoni dont la magnifique Confession téméraire partage avec ces nouvelles triestines une inquiétude qui transmue chaque description en épreuve fantastique de la réalité. « et de toute façon, ce que dit Simone Weil est vrai : on peut aimer ce qui n’existe pas. »
Il n’existe qu’une seule chose : le mystère indéfinissable qui nous enveloppe, nous tourmente, et qui nous fait sourire comme des idiots. Il englobe tout, Dieu, le passé, le futur, l’Histoire et le néant.
Nouvelles triestines est plein de fantômes. Si chacune des nouvelles évoque une rue de la ville, c’est plus sa géographie intime, ses mythes et autres rumeurs urbaines qu’épuise Pressburger. L’auteur le précise dans son avant-propos, sa ville est un « monument à la discrète, paresseuse, turbulente, malheureuse et joyeuse humanité. » Difficile de ne pas se laisser porter par un tel projet. Pour s’orienter dans cette évocation d’une ville dont j’ignore tout sauf la tentation de m’y rendre, j’ai souvent pensé à Claudio Magris, autre grand représentant de l’incarnation littéraire de Trieste. Il est dans Nouvelles triestinnes des échos à Instantanés dans la façon de saisir l’imaginaire d’une ville par ces apparitions mythiques. Pressburger nous parle de ces femmes qui hantent la ville, deviennent des récits avant de disparaître. Mais si on pense à Magris c’est surtout, je crois, pour la souffrance qui n’apparaît jamais mieux que sous une apparente légèreté. La mémoire qui s’efface et ses souffrances sont ici aussi présentes que dans Classé sans suite.
Est-il possible de décrire une douleur atroce ? Est-il possible de la reproduire à l’intérieur de nous-même sans la vivre ? Douleur, douleur, douleur.
Un des thèmes sous-jacents à ces nouvelles pourrait alors paraître la malheureuse, turbulente et donc joyeuse comme l’annonçait le projet, du passé. On croit entendre un écho mais il est aussitôt déformé, les correspondances entre les nouvelles ne tiennent sans doute qu’à notre imagination. Une image donc. Un ingénieur à la retraite, obsédé par ses choix dont Pressburger sait nous restituer le cauchemar concret, veut transmettre à son neveu la sincérité et l’amour pour surtout lui léguer sa fortune, pour s’inventer une famille ayant disparu dans la guerre. L’ombre de la déportation sans qu’il soit besoin d’insister. La dernière nouvelle, sans doute la plus énigmatique, retrouve ce thème : un avocat recherche son fils. Il finit par ne plus bien savoir s’il est vraiment né. Une image de la transmission littéraire ? À moins que ce ne soit dans celle de Frau Musika : une dernière fugue avant de disparaître.
Comment cette histoire évolue-t-elle ? Eh bien, comme toutes les histoires à l’instant où elle se produisent, et au fur et à mesure que nous les vivons. Dans le chaos.
Girgio Pressburger entrecoupe souvent ses récits de ce type de distanciation et de commentaire. Une façon de nous suggérer qu’ils nous disent autre chose. Une sorte d’au-delà de l’image et de l’apparence. Si « les images se transforment toujours en réalité », dans la plus longue nouvelle de ce recueil, Pressburger fait de la profondeur de nos représentations artistiques une forme de résistance quasi politique. « Tout est dans l’efficacité de la représentation. C’est cela la société du spectacle. » L’auteur parvient à suggérer une alternative à cette vision de Debord : l’image ne fait pas spectacle, elle prête à des interprétations faussées et différenciées. Un homme tombe amoureux d’un tableau ou ne le convoite-t-il pas uniquement pour trouver une image de ce qui fait, selon l’auteur, le ferment de l’Histoire humaine : la culpabilité. Il faut ici le préciser, Pressburger s’abandonne à ses histoires avec un plaisir communicatif, elles ne servent jamais de dérivatif à une interrogation sur la possibilité même de continuer à raconter une histoire. Toutes les nouvelles se tiennent dans un récit cohérent, charmant. À ce titre, la dernière nouvelle paraît refermé ce recueil sur une très belle interrogation où ressurgit la tradition juive :
Toujours la même histoire, la même narration. Qui avait écrit ce récit ? À qui appartient le livre ? Mais était-ce toujours la même histoire ?
Si Nouvelles triestines parvient à inventer l’aspect composite de ce que nous prenons pour notre réalité, c’est par cette capacité à souligner que les histoires n’appartiennent pas à leur auteur. Pressburger souligne que le lecteur en est aussi pour partie l’auteur. Il reprend alors la tradition mystique juive. Après Kafka et sa Colonie pénitentiaire, le vrai récit serait celui tatoué sur le corps de son auteur, celui qui en invente des variations et, comme le fait Chaïm Vivante (Vie vivante), le protagoniste de la dernière nouvelle, continue à interroger en quoi la transmission de ce récit éclaire notre nuit. Il faut vraiment découvrir ce très riche et dense recueil.
Un grand merci aux éditions Actes Sud pour l’envoi de ce livre
Nouvelles triestines (trad : Marguerite Pozzoli, 162 pages, 19 euros 50)