Capturer le saisissement d’une image, les vertiges de ses silences, la fascination impavide pour son horreur. Dans une langue incantatoire, Denis Drummond poursuit la description de photos inventées, autant d’incarnations parfaites, d’une précision terrible du Rwanda, de la Bosnie, de l’Afghanistan et de l’Irak. Dans sa tension vers une expression artistique, La vie silencieuse de la guerre, au-delà de la destruction, parvient à susciter l’ombre de la beauté.
La vie silencieuse de la guerre est l’un de ces livres rares qui semble résister au réticences qu’il suscite. Son sujet, facilement, laisse craindre le pire : un témoignage peu ou prou journalistique ou, pire, des rapprochements entre différents conflits contemporains dont l’auteur se sert pour se mettre en avant. L’autre écueil dont se préserve Denis Drummond serait l’aspect peu attractif d’un contemporain saisi seulement dans ses soubresauts horrifiés. Avouons alors que les romans de guerre posent toujours la question d’une certaine fascination pour la violence, un tropisme tranquille pour l’horreur le plus souvent mise à distance. On pourrait alors plutôt présenter ce roman ainsi : une réflexion sur la figuration, une approche artistique de l’irreprésentable, une prosopopée musicale du silence. Ou, pour paraphraser Denis Drummond, afin d’avoir une chance d’atteindre « ce moment rare où le réel et l’image ne faisait plus qu’un », il faut se laisser prendre au récit du journal d’Enguerrand qui accompagne, commente et fait exister, ses ultimes photos telle une « longue nuit polaire peuplée de l’étrange récit du monde raconté en images par un ancien survivant. » Nous touchons, je crois, ainsi au cœur du grand intérêt de ce livre : un contact avec une langue qui se fait pensée. Il semble qu’une partie de la littérature continue à véhiculer cette croyance décisive, désespérée peut-être, que les seules œuvres d’art qu’elle parvient à évoquer, à idéaliser dans une représentation toute conceptuelle, appartiennent aux domaines de l’ombre et de l’invention. Que l’on songe à De toutes pièces de Cécile Portier ou à Nostalgia de Jonathan Buckley. On retrouve chez Denis Drummond une capacité que l’on s’hasarderait volontiers à qualifier de poétique à susciter
des images étrangement paisibles, denses, vacillantes, comme celles qui naissent des vers lorsqu’ils dévoilent l’invisible.
On pourrait alors continuer ainsi. Un des grands charmes de La vie silencieuse de la guerre est la résistance de sens offerte, à chaque phrase, par le style même de l’auteur. Soudain, le soupçon de la sur-écriture surgit. Reproche parfaitement paradoxale tant il paraît au cœur du projet de l’auteur. Alors, certes, les vertiges pullulent, les antinomies pullulent mais les contradictions internes rythment la phrase comme si « cet octroi de mémoire tissait une rêverie baroque, mêlant douceur et violence, délicatesse et atrocité. » Reprenons. Jeanne rencontre Gilles afin, dans ce milieu trop feutré pour que l’absence de Dieu n’y soit pas un stigmate, d’organiser une exposition idéale des dernières photos d’Enguerrand, un photographe de guerre trop hanté par la guerre pour ne pas vouloir en capter une image dans les yeux de ceux qui la subissent. La vie silencieuse de la guerre (dans un très beau jeu de mots anglais pour qui still life désigne une nature-morte et laisse entendre la postérité qui rejoint les protagonistes) repose dès lors sur un dispositif dans son sens le plus artistique. Denis Drummond se débrouille pour varier les voix des images et ainsi incarner ce témoignage posthume. Outre son journal, et sa correspondance avec Jeanne, Enguerrand, a laissé quatre photo. Le roman tente de nous en donner une vision non tant en hypotypose que par superposition de sens, de description toujours interprétative. Ombres et lumières d’un destin. Dans ce qui pourrait paraître un discours d’accompagnement, comme au passage, La vie silencieuse de la guerre parvient à capturer des impressions guerrières, des éclairs d’une situation dont l’horreur surgit à nue. La photo comme métaphore d’un dévoilement, d’un développement, de jeu sur les mots afin d’explorer leur silence
avec, au bout des formules, le scintillement de l’or, la vision transperçant la nuit, le mercure à l’état d’éther, la désignation de l’innommable.
Denis Drummond dresse un musée imaginaire grâce à la description patiente (parfois elle dépasse un peu les capacités de représentations du lecteur) de toutes les photos conçues comme une réécriture d’œuvre d’art. La vie silencieuse de la guerre afin de poursuivre cet innommable que serait la guerre joue sur les dédoublements de personnes et de temps. Nous parlions de dispositif. Sans doute par l’intrusion du motif gémellaire. Dès le Rwanda, Enguerrand rencontre des jumeaux aux noms programmatiques : Jean de Dieu et Jean d’Amour. Le roman oscillera entre le maintenant et l’ici, le présent et le là-bas ; le concret de la guerre et sa généralisation dans une représentation immuable. Un discours gémellaire qui intervient, joliment, sur la surimpression d’une autre exposition sur la peste. L’art comme représentation du mal absolu, incarnation de l’absence de Dieu, ex-voto de la rédemption ou simple conscience de la force de destruction comme son primitif principe, Denis Drummond nous propose tout ceci. Soulignons-le, le fait dans une prose qui alterne les points de vue et parvient à être rythmée.
comme si l’image en s’affinant, passé au crible du langage, se laissait métamorphoser.
On pourrait alors terminer ainsi. Si l’auteur propose une réflexion profonde sur le pouvoir d’incarnation des images c’est en laissant entendre le silence qui les hante et les anime. « Leurs mots semblaient des silences, et leurs silences se coloraient des mots. » Il est dans l’image une tension vers l’invisible comme nous le montre la très magnétique relecture des Menines offerte dans ce roman. La très jolie prose de l’auteur montre le silence derrière les mots et l’interprétation rêveuse que, tous, nous en faisons. Si « le visage de la guerre est le visage de l’homme » Denis Drummond affirme que « la guerre aime redonner vie à ce qu’elle détruit. Elle a le sens du beau. » On pourrait penser cette opposition un rien trop mécanique (la beauté de l’horreur…) ; on est pas sûr de pouvoir y échapper.
Un grand merci aux éditions du cherche-midi pour l’envoi de ce roman à paraître le 22 août.
La vie silencieuse de la guerre (313 pages, 18 euros)
Très belle chronique. Pour ma part je suis restée totalement en marge de l’histoire, sans aucune empathie pour aucun des personnages. Trop d’emphase et d’esthétisme m’ont fait perdre l’émotion.
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Superbe critique d’ un livre rare, magnifique et envoûtant. A découvrir absolument !
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Quelle chronique remarquable et éclairante ! Ce livre m’a saisi, happé, bouleversé, au point de le lire d’une traite.
La partie sur le Rwanda est formidable avec Jean d’amour et Jean de Dieu qui mettent en exergue la dichotomie entre l’horreur de ce conflit et la bienfaisance des personnages susnommés.
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