Les avatars de l’inspiration, les hasards de la création, l’auteur et ses doubles. D’un point de départ faussement saugrenu (deux écrivains écrivent à distance exactement le même livre), Kostis Maloùtas dessine un portrait, ironique et empathique, du romancier, du critique et de l’éditeur. Une fois (et peut-être une autre) parvient à jouer des vertiges de sa construction, des attentes du lecteur pour mieux interroger la pratique romanesque.
Une autre fois, on aurait pu commencer ainsi : Une fois (et peut-être une autre) ouvre une réflexion sur la vraisemblance par une mise en scène de l’imprévisibilité et de la ressemblance. Au cœur du sujet de ce premier roman singulier est la question de savoir si on pourrait pourtant en approcher substance et matière bien plus simplement. Un personnage de lectrice pointe d’ailleurs ce défaut : mais, au fond, que voulez-vous dire, votre complexité ne vient-elle pas de l’incertitude de votre propos ? Cette très légère réticence est d’ailleurs prévu par l’auteur : Kostis Maloùtas décrit par le menu un roman, assez mauvais mais dont le récit reste captivant tant l’auteur sait pointer avec bonheur ses défauts et dessine ainsi en creux ce qui pourrait ressembler à art du roman. Bien sûr, il s’intitule Une fois (et peut-être une autre). La partie la plus intéressante de ce jeu de mise en abyme qui ne cessera de se dédoubler (jusqu’à un ultime retournement un peu gratuit mais d’une belle drôlerie) est celle qui concerne la critique. La satire serait facile si elle se contentait de moquer le fait que le succès d’un livre dépende de l’impact de la maison d’édition et des critiques influentes dont elle saura accompagner la sortie de ce roman. Kostias Maloùtas sait se moquer des lecteurs discrets, des critiques faits par des amis, des amateurs, tous ceux qui savent que « la plupart des œuvres avaient déjà été étudiées par d’autres, avec plus de méthode, un regard plus aiguisé, et un surcroît de névroses. »
Mais quand l’invraisemblable survient une seconde fois, que se passe-t-il ? S’enfonce t-on encore dans le paradoxe ou commence t-on à lui trouver une légitimité ?
L’acuité du regard de l’auteur sur la critique me pousse à interroger ma propre pratique. Écueil de la paraphrase, danger de trop en dire. Je n’aime pas résumer le roman dont je cause. Il faudrait sans doute que « les analyses, avec cette tendance à la description qui les caractérisait, s’étaient muées, fondamentalement, en une nouvelle variation de la même histoire. » Ce sont donc deux critiques qui écrivent une version vendable de Une fois (et peut-être une autre) : le succès vient d’un malentendu, toujours. En Allemagne et en Uruguay (avec cette belle façon qu’aurait le roman – celui inventé comme celui que l’on lit – de ne pas ancrer ses descriptions dans une localisation précise mais à pourtant nous rendre sensible le décor), deux critiques, des quasi jumeaux, révèlent simultanément l’existence d’un même livre écrit par deux auteurs, sur deux continents, en même temps. Ils en dissèquent les motifs sans approcher son mystère. L’autre part intéressante, sans être jamais passionnante tant elle frustre volontairement les attentes du lecteur, est la description minutieuse du roman dont nous n’aurons qu’une image. On aurait aimé un peu plus d’enthousiasme, de cette grave folie qui caractérise le roman idéal que ne cesse, par exemple, de dessiner Rodrigo Fresan. Le roman identique à une trame passablement ennuyeuse, vaguement dépressive sans doute pour moquer cette propension dégueulasse de se croire contemporain en montrant l’absurdité du monde tout en y participant. Le roman qui sera deux fois écrits (espérons que plusieurs critiques en offre de nouvelles variations !) devient alors une habile mise en abyme de la complexité du dispositif décrit comme un royaume imaginaire. Ce roman serait construit sur une idée d’une impraticable beauté, d’une gratuité qui interroge comme tout le roman : chaque description renverrait à un point, briserait la linéarité du récit car le lecteur pourrait le relier à un de ses dessins où il faut inventer l’image dans le tapis en joignant des numéros. La description de ce procédé reste perplexe sur l’intérêt de ce dédoublement de la prose. Le dessin donnerait, pour moi, une tête de mort mais, sans doute, suis-je le seul à déchiffrer une once de gravité dans ce qui s’interprète aussi difficilement qu’un test de Rorschach (inversé d’ailleurs comme dans toute camera obscura). On a pourtant assez aimé un autre dédoublement ironique offerte par cette description d’un roman impossible : le Sec, le héros insituable, serait affublé d’une protubérance où il serait possible de voir le cadavre d’un jumeau. Invraisemblable comme une obsession. Mais, comme on ne sait à qui attribuer la « paternité » de l’œuvre, Kostis Maloùtas en fait une piste de réflexion : que met-on de soi dans un livre. Pour échapper à cette reconnaissance qui ferait de lui l’auteur indéniable un des auteurs potentiels se lance dans le projet de nommer toutes les personnes qu’il a croisé. Notons que ce roman existe a peu près dans le très beau La dernière partie de Wieslaw Mysliwski. Une façon de s’amuser de l’antienne du « tout a déjà été écrit ». On suivra en tout cas avec grand intérêt la suite des romans de Kostis Maloùtas.
Un grand merci aux éditions Do pour l’envoi de ce roman.
Une fois (et peut-être une autre) (trad: Nicolas Pallier, 128 pages, 16 euros)