Le langage et la lutte contre les limites du monde qu’il suppose. Sous la ligne de flottaison, au-delà du naufrage d’une famille, Estuaire parvient à nous plonger dans les différentes versions des failles de chacun de ses personnages. Par son écriture d’une précision toute poétique, Lídia Jorge saisit l’irrationnel, l’empathie aussi, des sentiments de tous les membres de cette belle histoire de famille.
Le premier point d’attache de ce roman à l’épique langueur océanique est sa générosité. Une préservation de l’idéalisme sans moquerie ni hauteur. La façon dont la réalité apparaît aux personnages tient à leur déni et à leur aveuglement. Lídia Jorge en fait une preuve de cette humanité dont elle parvient, sans véritablement en imposer une compréhension, à donner à voir. Un bon roman porte en lui, je crois, la description du roman idéal qu’il aurait voulu être. Contrairement à Une fois (et peut-être une autre…), Estuaire ne se sent pas obligé d’en faire une satire de cette dépression qui certes colle à l’époque. La générosité de ce roman est de ne pas sombrer dans le misérabilisme sans pour autant hautainement s’abstraire de la réalité sociale. Lídia Jorge sait en faire un arrière-plan aussi envahissant qu’inconsistant. Le Portugal contemporain, l’indéniable crise économique et ses retombées pragmatiques et personnelles deviennent ici un naufrage pour ne pas dire un retour quasi mythologique à la maison familiale. Tout le charme de ce roman, outre son écriture tendue (notons une très belle disposition typographique : de longs paragraphes puis de très courts d’une seule phrase, révélatrice souvent des motifs de l’obsession) tient à son intrusion d’un discours d’accompagnement. D’abord des vers de Pessoa, recopiés comme une approche de l’écriture mais aussi comme un ressenti intime du si grand personnage qu’est Edmundo Galeano.
Sa main mutilée l’avait introduit non seulement dans la lenteur, mais aussi dans la circularité, et non seulement dans la circularité qui était rythmée par une chanson intérieure, mais surtout au cœur de l’intervalle, ce silence qui s’établissait au beau milieu de cette partition à présent inaugurée en lui comme s’il était quelqu’un d’autre.
Un personnage se définit-il autrement que par sa petite musique intérieure ? Lídia Jorge parvient en tout cas à donner à voir la générosité, naïve et magnifique, des visions du livre qu’Edmundo voudrait écrire. Une sorte de sphère qui flotte dans sa conscience, une manière de « repousser la tentation de se laisser encercler par le connu » Revenu blessé d’une mission humanitaire, Edmundo veut écrire qui serait toujours un début de commencement, une épopée sur les guerres et le basculement dans un futur un peu moins mauvais, « un livre, un univers qui prétendrait reproduire en silence, à dimension humaine, l’univers tout entier ». Estuaire est aussi un roman de l’artiste, le récit d’une initiation à la sensibilité à l’autre, à ce prochain qu’il ne suffit pas d’imaginer. Lídia Jorge a l’intelligence de souligner la part d’irrationnel, de rêve et de constructions idéalisées qu’il convient d’introduire dans tout roman.
Il connaissait l’impatience de la fuite, mais n’aurait su décrire le désespoir. Il connaissait la faim et le manque de choses les plus élémentaires, mais il n’avait pas éprouvé personnellement les symptômes qui mènent de la faim. Il connaissait la mort, mais pas les sentiments qui mènent à l’indignité.
Lídia Jorge sait que le grand roman est polyphonique. Estuaire est un roman, comme on dit, choral, un vrai roman de famille. Pourtant, le changement de point de vue paraît se justifier de lui-même. La famille se déchire aussi sur sa capacité, selon un mantra qui lui sert de stabilité, à ce que tout retrouve sa place. Lutte intestine pour occuper une suite occupée par une tante grabataire qui fort heureusement n’est pas le clou de l’intrigue. Au centre de ce très beau roman se tient le personnage de Charlotte et cette improbable ressemblance qui va, dans une version arrangeante des faits, menés la famille à sa perte.
D’ailleurs c’était faux et c’était vrai. Ce qui prouve que les limites de mon monde ne coïncident pas avec les limites de mon pauvre discours.
Le roman ou l’acharnement à saisir ce qui lui échappe. Son frère croit à la grandeur d’un roman qui changera le monde, Charlotte s’entête à croire en l’amour, l’autre discours d’accompagnement au centre du roman. Estuaire sera aussi le magnifique récit d’un déchirement amoureux mais surtout d’un meurtrier malentendu pas seulement verbale. Au fond la culpabilité de chaque personnage est comme laissée en souffrance : « Impossible, oui, la vie nous a joué un sale tour, on est fatigué, alors on invente. »
Un grand merci aux éditions Métailié pour l’envoi de ce roman.
Estuaire (trad : Marie-Hélène Piwnik, 236 pages, 19 euros)