Les mots de l’idéologie, le langage de ses oppressions, la mémoire et ses trous. Dans ce superbe roman, d’une grande intelligence historique et sociale, Girgio Falco invente un récit gémellaire où s’incarne l’ordinaire des amnésies historiques, de l’effacement de nos vies quotidiennes. À travers les vies de Hans Hinner et surtout de ses jumelles, Hile et Hilga, La jumelle H interroge les représentations de nous-mêmes et des lieux qui nous constitue.
La première vertu de ce roman, à considérer d’emblée comme un grand texte, est sa réflexion sur la matière de la mémoire. Girgio Falco envisage sa constituante première, la langue, avec une discrétion qui confine à l’effacement. Il faut le dire d’emblée, La jumelle H jamais ne théorise ou ne commente lourdement ce que l’auteur s’essaie à faire. Le romancier joue plutôt de la digression et de l’impromptue variation dans le discours, dans un jeu de dédoublement auquel le lecteur s’attend par cette vie des jumelles Hilde et Helga. La mémoire serait donc pour Girgio Falco, du moins telle qu’il l’essaie dans ce récit, avant tout un effacement, pour ne pas dire un jeu de substitution. Si avant de lire cette histoire simple et dense, le lecteur parcourt la table des matières, il verra que le récit se découpe en deux parties comme si chacune des jumelles allait prendre en charge une part de l’Histoire. On s’attend alors à un avant et un après. La guerre puis ses reconstructions. Un des objets de la prose (elle est plurielle parfois très descriptive, comme égarée dans la grisaille normative des jours, elle saute soudain vers l’envolée lyrique) devient alors de montrer que c’est tout un.
Hilde se tait mais sa voix porte l’ensemble du récit
Des ustensiles de toutes sortes, dispersés au fil des années passées à consommer ou à contempler ce qu’on a, se sont agglutinés dans le grand supermarché de l’abondance, l’emprise du superficiel constitue une masse unique, attractive, dont la substance s’avère inépuisable, et où l’on s’abîme dans des profondeurs illuminées par des pulsions inconscientes.
L’oppression de la représentation survit au nazisme, comme si la vie quotidienne sous la dictature présentait d’inquiétant point commun à celle de la reconstruction d’un monde marchand. Une commune amnésie peut-être. Mais, la mémoire est un langage et il est surtout constitué de silence, de retrait, de réticences et de retraits face aux représentations dans lesquels il enferme. Dans sa primitive difficulté à parler, Hilde sera malgré tout celle qui porte la parole, interroge ce qui nous y constitue, elle qui sait « l’espoir que dans cette phrase quelque chose puisse changer, et la certitude que cette fois-ci encore, rien ne changera. » Elle restera longtemps muette, assise sur son lit elle ne « veut pas être trop tôt piégée par le langage. » Notons d’ailleurs que Girgio Falco présente la doublure d’un narrateur jumeau comme une condition même de l’appréhension de soi. Ce sera, au passage, la seule manifestation effacée d’antisémitisme : la mère des jumelles s’inquiète du silence d’Hilde, elle va consulter un médecin, juif on le devine par la réprobation de son mari directeur d’un journal local d’un nazisme bon teint. Il lui explique ce jeu de dépendance et de domination auquel se soumette toutes les jumelles. Cet antagonisme dirigera une bonne partie du récit. Au fond, l’auteur le souligne « les mots ne sont bons qu’à entretenir notre médiocrité et servir une volonté de manipulation. »
Les dates exigeraient ue écoulement linéaire des souvenirs, une mémoire construite à rebours, mais il existe d’autres voix, un chœur de langues et de lieux différents, une multitude déferlant en tout sens, l’amour pour l’inaccomplissement.
On sent alors poindre une jumelle ambition dans ce roman de doubles (avant, après ; Allemagne, Italie..) La jumelle H veut aussi rendre la vie ordinaire, matérielle au prise avec cette Histoire que désigne, bien sûr, aussi le titre. Girgio Falco donne à voir le déroulement un peu gris de nos vies. Il signe alors un roman de famille si cette entité est entendue pour ce qu’elle est : « un groupe d’individus hétérogènes qui, durant toute l’existence, nie les conflits réels, occultant bien souvent d’embarrassants conflits. » Probablement pour donner à voir ce qu’il nomme, avec cette ironie dévastatrice seule à même d’appréhender la menace du présent, « la standardisation de la Civilisation », La jumelle H rappelle qu’il y « a toujours un moment où vivre signifie acheter. Une valeur le rappelle, un chiffre qui donne à réfléchir et attire, l’amorce de quelque chose. » Sous le nazisme comme sur les plages italiennes de la reconstruction, notre vie est obstinément matérielle et mercantile. On pourrait presque parvenir à croire qu’y survivre serait faire des affaires. Sale histoire. Hans Hinner achète un hôtel, Hilga travaille à son expansion. La vie se déroule ainsi, sans nous. Sommes-nous si certains de véritablement y échapper ? L’amnésie ausculter dans ce roman est certes une critique du superficiel. Les maris des jumelles en sont l’incarnation la plus satisfaite : l’un sera cuisinier de l’hôtel familiale et dépensera sa vie en modestes et rentables amélioration, l’amant d’Hilde sera un des premiers chirurgien esthétique comme si l’imposition du capitalisme reconduisait ce culte du corps très fort chez les nazis. Girgio Falco pourtant n’appuie pas ce qui se garde d’être une dénonciation. Sans doute par l’ultime doublure de ce grand roman : sa description des lieux a presque la précision d’une étude sociologique. L’homme ordinaire apparaît dans la façon dont il peuple les lieux. Là encore, le décor introduit une représentation de ce que nous sommes, La jumelle H nous invite à la penser comme oppressive. Et pourtant nous poursuivons, survivons à notre folie.
Un grand merci aux éditions Verdi pour l’envoi de ce roman.
La jumelle H (trad Louise Boudannat, 377 pages, 24 euros 50)
Un sujet qui ne me tente pas.
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