Une Antigone contemporaine entre Londres, Raquaa et Karachi. Dans cette tragédie romancée, Kamila Shamsie met en antagonisme la filiation, les mensonges de la virilité face à l’embrigadement terroriste, le soutien sans faille des femmes qui en souffre. Par sa construction polyphonique, chaque partie du roman donnant la parole à un des acteurs du drame, Embrasements emporte le lecteur bien au-delà d’une réflexion sociétale sur les musulmans dans la société anglaise.
Nous parlerons ici assez peu de l’intérêt social qu’a ce roman qui parvient à capter le contemporain. Une de ces ambitions serait de donner à voir (et à entendre) ce qu’est être musulman dans notre société aujourd’hui, après les attentats meurtriers de quelques intégristes idiots. Brimades aux aéroports, incompréhension sur le port du voile et surtout utilisation à des fins grossièrement politiques. Une matière première dont j’avoue une certaine gêne à l’évoquer. Pas à ma place, voire, désolé, assez peu d’avis sur la question. On se contentera de ceci : Kamila Shamsie sait en rendre toute la polyphonique complexité. Chaque personnage vit comme il le peut : Isma qui se débat dans son doctorat aborde sa foi comme un refuge, Aneeka tente de s’en foutre, son jumeau, Parvaiz la redécouvre comme un sens global, Karamat la vit comme un souvenir enfui, une superstition dont il ne peut se défaire malgré ses reniements politiques. N’en disons pas plus. En vieil athée matérialiste, ce n’est pas la partie qui m’a le plus passionné. Disons aussi que j’éprouve toujours une réticence pour les récits où le contemporain devient un fait social, un problème à traiter auquel, pour le vendre, on peut réduire le roman. La première partie, celle aux États-Unis use un poil trop de ces marqueurs d’époque. Une insistance sur nos moyens de communications mondialisés. Peut-être pour insister sur « le profond plaisir d’une vie quotidienne ramenée à l’essentiel : livres, marches, espaces où penser où travailler. » Plus on s’en retire et plus, qui sait, le drame couvre. L’aspect légèrement trop contemporain devient une façon d’exposer – comme au théâtre – les ressorts de ce drame concerté et concentré. Le père est un vieux combattant du djihad, le plus jeune frère semble suivre ses traces.
Pour une fille, devenir une femme était inévitable, pour un garçon devenir un homme était une ambition.
On pourrait alors penser que pour aborder l’islam ou ses détournement terroriste un point de vue féminin reste passionnant. Il l’est sans le moindre doute. Néanmoins, il me semble que la littérature soit là pour s’intéresser à ce et à ceux qui restent. Les conséquences d’un acte égoïste que serait toujours un engagement pour une réponse globale. Kamila Shamsie fait alors acte de littérature en donnant corps à ce qu’il ne faudrait pas entendre comme des idées. Les détails de l’amour entre Aneeka et Eamon, le drame inconscient qui y couve et surtout cette attention au son comme ultime présence de Parvaiz. Un contact du pieds pour rétablir un couple en plein naufrage et puis « le chagrin, le liquide amniotique de leur vie. » Embrasements se construit dans une belle mise en scène de la gémellité comme si ce thème permettait de comprendre, comme dans La jumelle H de Giorgio Falco, le poids de l’idéologie mais aussi de sa transmission comme dans Kintu de Jennifer Nansubuga Makumbi . Il ne faut pas, je pense, dévoiler le tragique dénouement de ce beau roman. En tant que relecture contemporaine de l’Antigone de Sophocle, le lecteur sait à quoi s’attendre. Kamilia Shamsie joue très habilement de cette dramaturgie et des ressorts immuables qu’elle met à jour. S’opposer au père qu’il soit présent ou absent, réclamer la justice, le droit à enterrer ses morts, se soumettre en apparence à la fatalité pour que ses dilemmes éclairent nos comportements. Les amours contrariées, magnifiques donc, entre Anneeka et Eamon interviennent comme révélateur de l’horreur politique. Embrasements se sert alors du modèle de la tragédie antique pour montrer à quel point l’animosité personnelle finit par l’emportée sur les intérêts prétendument supérieurs. Soulignons aussi la façon dont Kamila Shamsie rend compte de l’emballement médiatique, serait-ce là seule fatalité à laquelle se confier ?
Un grand merci aux éditions Actes Sud pour l’envoi de ce roman.
Embrasements (trad : Éric Auzoux, 315 pages, 22 euros 50)
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