Inventer l’endroit où l’on revient, d’où l’on s’élance, où rêve et vit. Dans une prose sinueuse, flâneuse, Lionel Bourg fixe, sans les figer, les contours flottant de son territoire imaginaire. C’est là que j’ai vécu mêle alors une description en promenade de Saint-Étienne, une évocation de ses noms et des bribes d’histoire et de luttes qui s’y attachent à un essai d’appropriation d’une poésie vécue.
D’emblée disons qu’il va mettre difficile de dire du mal d’un livre que les villes qu’il a tenté de traverser sont celles de Crevel et de Stanilas Rodanski. Aux deux, parmi les très nombreuses références, Lionel Bourg emprunte colère et désir jamais tu d’apaisement. De Crevel, il reprend la forme hybride d’un essai autobiographique où le Moi, au fond, est très loin d’être l’acteur principal. De C’est là que j’ai vécu se dégage, je crois, une tentative d’effacement du Je. Pour hasarder une remarque stylistique (tant le style est le lieu où vivent – comme dans une traversée – tous les poètes), le pronom de première personne est employé avec une parcimonie particulière. La plupart des phrases allègrement s’en privent. Assez vite, ce n’est plus de lui que parle celui qui s’exprime derrière le Je. Il s’agit de décrire des lieux, les époques qu’ils évoquent, les poétiques qu’ils suscitent du promeneur baudelairien à la psycho-géographie de Debord. Pour donner une référence un peu moins datée à cette option stylistique, il me revient une phrase de Iain Sinclair dans Quitter Londres : « Les marches sont des autobiographies sans auteur. » Lionel Bourg, me semble-t-il, se conforme néanmoins à des modèles plus français : son livre, de sauts à gambades, va de la concentration à l’évaporation du Moi. Pour demeurer dans un préambule stylistique, le texte se troue alors de référence, morceaux de citations, dialogues saisis par ce marcheur sans répit. Façon d’être
plus que ce creux, cette béance en quête en manque de chairs et d’âmes.
On pense alors à la tradition situationniste de la citation pirate, comme un collage pour mieux prouver que la culture n’appartient à personne. Mais loin des références omniprésentes mais toujours proches, telles des compagnons de routes, l’anonymat à l’épreuve dans cette collection d’errances plus que d’articles, me paraît celui de l’humilité. Une décence ordinaire dans le regard sans condescendance pour ces vies banales, populaires, provinciales, ouvrières, stéphanoises. C’est là que j’ai vécu arpente un espace inédit. « Saint-Étienne n’étant peu ou prou qu’une cité balnéaire incomprise. » Lionel Bourg se confronte, pour simplement s’y situer, à ce qui en a déjà été dit. Des strates des textes remontent pour mieux creuser cette évidence fuyante : « Toute ville engendrerait ainsi sa langue. » En arpenter la mémoire reviendrait à se trouver son propre style. On ne peut éluder ici la référence à Rousseau dont se réclame l’auteur : à son instar, la phrase se fait sinueuse, solitaire rêverie où la pensée deviendrait une façon d’habiter ce monde, cette ville dont l’auteur ne masque ni laideur ni beauté et
S’agenouille dans un cercle de mots et de bruissements qui balafrent les murs chaulés d’immuables ténèbres.
Rousseau c’est la révolte. Lionel Bourg en fait un détour vers la mémoire des luttes que jamais il ne glorifie. Sans doute parce que réapparaissent ainsi les expériences personnelles. Après les soulèvements, la vie bien rangée. 68 et ses éclats, Léo Ferré et l’an dix mille, « chuchote ou bouillonne. Cela clabaude. Cela rugit. » Oscillation de l’enthousiasme. Si nous ne sommes que « blessure. Gravats. Réminiscences tronquées. Inconséquences. Bêtise. », il faut lire l’espoir dont me semble porteur C’est là que j’ai vécu. Avec une once de mauvaise esprit, comme d’ailleurs Colportage de Gérard Macé auquel Lionel Bourg fait référence, on peut certes interroger l’obstination avec laquelle toutes les références se conjuguent au passé. Lionel Bourg nous suggère surtout d’inventer celles non pas qui inventerait le présent mais permettrait de nous inventer, dit-il en citant Georges Didi-Huberman, la façon dont ce « lieu a fait son trou de temps, il innerve beaucoup de choses en nous, il est souvent là, juste derrière nos moments de vie, comme si chaque présent immédiat comportait un ourlet, une doublure plus ou moins épaisse tissée de ce lieu natif. » Je l’admets alors assez aisément : toutes les évocations de C’est là que j’ai vécu ne m’ont pas transporté mais, dans leur humble discrétion, Lionel Bourg parvient à y faire deviner le poids de vécu. Au fond, ce serait la jauge de toute autobiographie : nous rappelle-t-elle à l’urgence à écrire la nôtre, à lui inventer référence et soulèvement, révolte et acceptation ?
Un grand merci à Quidam éditeur pour l’envoi de ce livre.
C’est là que j’ai vécu (118 pages, 14 euros)