Variation sur nos instants de basculement, sur les moments où la fatalité affleure, où passé et présent se confondent dans leur inquiétude virtualité. Ce recueil de l’intégralité des nouvelles de Javier Marías apparaît comme un concentré des thèmes rémanents de ce grand romancier. Des histoires de fantômes, de confessions à des inconnus, de meurtres dans lesquels la psyché des personnages, leurs obscures motivations sont si finement, toujours dans de sinueux monologues, éclairées avec empathie et ironie.
La lecture de ce recueil de nouvelles de Javier Marías m’a placé dans un état de sidération assez proche de celui de tous les personnages de ces trente nouvelles. Une impression d’avoir à me souvenir de ce qui allait advenir dans chacun de ces récits toujours très tendus, mais surtout avec contre-point d’oubli à cette familiarité. On se sent donc comme chez soi. Ou plutôt comme un invité voyeur qui surprend le destin malheureux au sens de douteux, hanté par le fantastique et la joie de la chute de chaque nouvelle par le suspens qu’elle introduit. On ne s’y sent pas à l’aise mais on y reste captivé comme pour n’importe quels spectacles, scènes ou conversations qui ne nous est pas destinés. Pour paraphraser le titre d’une de ces nouvelles on ressent alors un « esprit de camaraderie » pour ces narrateurs dont Javier Marías donne à voir duplicité et dégueulasserie. Qui n’a jamais maté à la plage, qui n’a jamais été arrêté par un détail vestimentaire détonnant (des boutons de manchettes ou des couleurs assortis), qui ne s’est jamais laissé prendre à des réductions psychologiques un peu coupables ? Mauvaise nature me semble d’ailleurs expliciter l’ombre de machisme ou de scabreux qui m’avait interpellé à la lecture de Si rude soit le début. Le Je qui raconte les histoires apparaît ici comme une distanciation, une séparation d’un soi dont les motifs sont peu glorieux et dont la littérature (certes parfois avec une once de complaisance) se charge de montrer la permanence.
comme si c’était quelque chose qui n’était pas arrivé, mais qui était installé dans l’attente éternelle de ce qui n’est ni vraisemblable ni possible.
L’autre familiarité inquiétante offerte par Mauvaise nature est celle d’histoires que j’avais déjà lues et dont j’avais passablement oublié la force des ressorts dramatiques. Le recueil est ici constitué des deux déjà parues de Javier Marías, Ce que dit le majordome et Quand j’étais mortel. L’auteur a décidé de les classer autrement sans doute en partie pour dépayser le lecteur, il range ses récits en « Nouvelles acceptées » et « Nouvelles acceptables ». Notons d’ailleurs que dans cette dernière partie, trois nouvelles m’ont laissé de marbre : « Le miroir du martyr », « La fin de la noblesse nationale » et « À la cour du roi Jorge ». Ces textes de jeunesse, dont les deux derniers sont inédits, semblent s’éloigner sans grand succès de l’univers familier de Javier Marías. L’auteur ne me paraît pas très à son aise dans le conte historique ou dès qu’il sort de ses enfermements dans une conscience paniquée et le plus souvent coupable.
les livres que nous ne lisons pas sont pleins d’avertissements, jamais nous ne les connaîtrons où ils viendront trop tard.
Si on se retrouve dans toutes ces nouvelles ce serait surtout par un jeu d’échos et de reconnaissances. Javier Marías s’en amuse et sait faire de ces nouvelles autres choses que des morceaux de romans, des idées abandonnées tant elles ne tiennent pas la distance ou que l’auteur ne leur a pas trouvé une doublure littéraire (la présence de T.S Eliott par exemple dans Berta Isla ou de Shakespeare dans Dans le dos noir du temps). Les nouvelles sont un peu anciennes et laissent entendre que Javier Marías est comme passé à autre chose. À moins, bien sûr, qu’une reconnaissance ne se fasse qu’au passé. Certes plusieurs nouvelles (notamment « Tandis qu’elles dorment » et « En voyage de Noces» ) reprennent ce qui servira de trame narrative à, je crois Un cœur si blanc. Mais, si on parle d’amusement c’est au passé (une autre forme de cet irrémédiable que Mauvaise nature nous fait approcher) : on retrouve avec joie Custardoy, l’entremetteur intéressé comme une projection de nos pulsions perverses qui jamais n’épargne le narrateur, on retrouve aussi Ruibérriz, autre nom d’un personnage ambivalent qui circule dans l’œuvre de Marías. Notons aussi un retour des thèmes cher à l’auteur par un retour, déjà très finement mis en jeu par Dans le dos noir du temps, sur son Roman d’Oxford. Dans une unité narrative plus resserrée, la traduction et le flottement d’une langue l’autre ne deviennent plus des façons de se définir.
Il faut pourtant l’affirmer avec force : ces nouvelles ont leur intérêt en elles-mêmes. À leur manière, elles soulignent le goût de Javier Marías pour l’intrigue policière. Son univers feutré, cette fausse normalité bourgeoise où tout semble aller de soi, n’intéresse l’auteur que par son basculement. Le moment où le monde s’effondre pour mieux interroger nos représentations. La criminalité comme façon de s’encanailler mais surtout comme révélateur de la fatalité. Avec une vraie habilité, Javier Marías utilise ce basculement pour se fondre dans le registre le plus usuel de la nouvelle, le fantastique. Les histoires de fantômes et de doubles qui, dans la tradition européenne tout au moins, en constituent l’essence sont ici repris avec un vrai talent. Mais toujours avec cette once d’amusement si cher à l’auteur. Les histoires de fantômes soulignent alors, je pense, ce rapport inquiet au temps, cette possibilité qu’il ressurgisse illustrée par les répétitions contenues dans ses œuvres romanesques. Au fond, ce qui intéresse Javier Marías et passionne le lecteur est l’apparition panique de ce qui revient : que ce soit son double, l’homme qu’on a tué pour protéger le señor Presley ou le fantôme évoqué par nos lectures (une très jolie variation de commande de deux nouvelles quasi identiques), Mauvaise nature incarne avec une vraie tension narrative nos hantises. Il faut se laisser prendre au jeu de Javier Marías.
Un immense merci à Charlotte Lemoine (la traductrice des nouvelles inédites) pour l’envoi de ce recueil.
Mauvaise nature, Nouvelles complètes (trad : Anne-Marie Geninet, Alain Keruzoré, Charlotte Lemoine et Jean-Marie Saint-Lu, 494 pages, 9 euros 50)
Tu le conseillerais comme première lecture de l’auteur, son recueil de nouvelles ?
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Les nouvelles de Marias sont une belle façon de rentrer dans son univers. Je ne sais pas s’il faut commencer par elles pas plus que je ne sais si elles te plairont.
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Il y était pas à la librairie quand j’y suis allée, snif, je le commanderai je pense. Merci du conseil !
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Tu me diras ce que tu en as pensé alors…
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